Ce classique, rangé parmi les grandes œuvres uchroniques - mais tombé un peu dans l'oubli depuis - , fait partie de ces perles que sont capables de nous offrir, parfois, ces inimitables et indispensables écrivains britanniques.
Entrer dans le roman demande un effort de patience, une aptitude à la contemplation, bien peu en vogue dans notre société où tout doit aller très (trop) vite. Roberts nous prévient en préambule :
Pavane : [pavan] n.f. (Pavenne, 1529 ; it. padana "de Padoue"). Ancienne danse, de caractère lent et solennel, en vogue aux XVIe et XVIIe siècles, et, par extension, musique de cette danse.
Le roman est construit en 6 mouvements conclus par une coda : sept nouvelles au total, qui semblent, au départ, indépendantes, mais qui, au final, se révèlent être soigneusement et brillamment liées. Et si la première est effectivement d'une lenteur qui pourra légèrement agacer, les suivantes gagnent peu à peu en rythme, en densité, en action, et même en intérêt. Une sorte de récompense pour qui a fait l'effort d'apprendre les pas de la danse, en quelque sorte. La plume de Roberts est de plus d'une grande élégance, tour à tour posée, enlevée, incisive. Elle gagne même en verve et en finesse au fil des pages, jusqu'à devenir magnifique dans la seconde partie du roman. Je reviendrai le lire, ce Roberts, c'est une certitude : il m'a charmé...
Une uchronie, disions-nous. Roberts choisit un point de divergence décisif : Elisabeth Ière étant morte assassinée prématurément, la grande Armada a finalement vaincu, l’Église anglicane n'a point vu le jour, et Rome règne sans partage sur tout l'Occident. Dans ce monde qui a oublié les voix des fées et des Anciens, au XXe siècle on roule à la vapeur (le diesel est une hérésie, Petroleum Veto de l’Église oblige), les transmissions d'information se font par sémaphores (les ondes, c'est le Diable), et on s'éclaire à la bougie (l'électricité relevant du démon). Cette alternative, propice aux juxtapositions improbables (des jeans et des canons ! ), brossée par esquisses successives au fil des nouvelles, fascine et séduit pourtant, malgré ses horreurs, car, à notre grand plaisir, la révolution couve, et il nous tarde, impatients lecteurs que nous sommes, peu rompus à la pavane, de voir s'effriter le joug romain.
Pourquoi une uchronie, dirions-nous. D'abord, parce que les locomotives à vapeur, c'est cool ! En témoigne la superbe couverture de l'édition brochée, chez Terres de brume. Ensuite, parce qu'elle conduit à un affrontement un peu plus passionnant que la genèse de la loi sur la séparation des Églises et de l’État en 1905, n'en déplaise aux férus d'Histoire. Enfin, et surtout, parce qu'elle donne ici un prétexte à Roberts pour proposer une critique acerbe de la tyrannie religieuse. Extrait :
"Charité ? l'interrompit Eleanor avec amertume. Le devoir que vous êtes venu accomplir ici n'est guère charitable, et il me semble, Monseigneur, que l’Église oublie de plus en plus la signification de ce mot. Si j'étais le pape Jean, je préfèrerais vendre les draperies de mon château que d'affamer des sujets vivant sur une ile lointaine, quelques illettrés et idiots qu'ils puissent être."
Et si le final, surprenant s'il en est, peut sembler remettre en cause cette hypothèse, voire même irriter quelque peu au premier abord, après réflexion je pense au contraire qu'il la renforce. Car la finesse de Roberts est bien d'avoir placé "son" Église dans une uchronie, soulignant par un effet de miroir inversé les crimes de celle que l'on connait, qui n'est pas la sienne. Brillant.
Un roman indispensable, intelligent ; et beau, tout simplement.