Pour qui veut bien se donner la peine d’observer, le petit microcosme de Tinker Creek peut donner lieu à un émerveillement sans fin. Une rivière qui court librement, quelques mares aux alentours, des bosquets de seringas et de de sassafras : trois fois rien, ou plutôt tout un monde pour les grenouilles, les mantes, les rats musqués et autres nèpes géantes qui peuplent ces lieux et qu’Annie Dillard scrute tantôt avec l’ardeur d’une naturaliste du XIXe, tantôt avec le regard empreint d’admiration pieuse d’une croyante face à la Création, tantôt avec la sérénité d’une mystique certaine de ne faire qu’un avec le monde.


Récit résolument multiple, Pélerinage à Tinker Creek oscille entre l’ambition de découper « un petit carré du monde », comme Annie Dillard imagine le faire en déposant un peu du sol de la forêt dans un aquarium abandonné, et la conscience de l’impossibilité absolue de capter par le regard et le langage tous les événements qui constituent le monde, fut-il aussi réduit en apparence que celui des insectes. Difficile par conséquent de rendre justice à l’écriture d’Annie Dillard, qui progresse de manière insaisissable, glisse entre les doigts comme l’eau de la rivière : à plus d’une reprise, je me suis demandé comment, sans même m’en rendre compte tant le flux de l’écriture est naturel, j’étais passé d’une observation du cycle de vie des cigales américaines ou du comportement des mantes religieuses à une réflexion sur une question si fondamentale qu’elle semble se dresser d’un coup au milieu du chemin : la beauté peut-elle être la seule motivation du chant des oiseaux ? Que voit-on quand on ne voit qu’avec ses yeux, pas avec son cerveau ? 

Volontiers mystique - sans être pour autant, loin s’en faut, dénuée d’humour - Annie Dillard n’en est pas moins obsédée par le « mâchouillage universel » dont elle est témoin à de nombreuses reprises, cette éternelle loi de la prédation qui la plonge parfois dans une véritable terreur et qui pose, de toutes, la plus grande question : celle du Mal à l’œuvre dans la création, à moins qu’il ne s’agisse de celle de la conscience et de la morale humaines, malédictions qui nous condamnent à voir dans le spectacle de la nature autant de violence que de grâce. 

Cyril-spoile
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le 5 nov. 2022

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Cyril T

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