Pas très original, non, c'est vrai, de dire d'une activité du champ culturel ou intellectuel qu'elle est un sport de combat. C'est néanmoins le sentiment que m'a donné la lecture de ce livre. Personne ne sort les fusils est une déconstruction méthodique et méticuleuse de la novlangue capitaliste, une analyse du langage des dominants qu'ils cherchent à imposer au monde. L'auteure ouvre par une analogie entre les procès France Télécom - Orange avec ceux du régime nazi, et on se dit que ça part mal, le point Godwin est trop rapidement atteint, ce n'est quand même pas très sérieux. Que nenni. La comparaison tient tout à fait : Sandra Lucbert montre que lors des procès de Nuremberg, un monde en jugeait un autre. Le monde libéral, positiviste, le nôtre, jugeait l'abomination du système nazi. Pour France Télécom, c'est un tout autre contexte : un monde est jugé par lui-même, de l'intérieur. On comprend vite que ça ne peut pas fonctionner. Si je peux moi aussi me risquer à une analogie, Sandra Lucbert se transforme en Hannah Arendt et écrit son Eichmann à Jérusalem à elle. Elle constate de ses propres yeux l'indécence d'un système hors-sol, en-dehors de toute autre réalité que la sienne.


À travers une analyse fine et féroce du langage capitaliste, celui qui transforme les salariés en collaborateurs, ce langage de la startup nation et son bullshit anglophone, l'auteure essaie de comprendre comment l'extension du domaine du flow a conduit tant d'hommes et de femmes, de salariés-collaborateurs, à se liquider à défaut de se liquéfier.



Hydraulique de la finance, théorème : "Tout solide plongé dans du flow subit une pression décomposante égale au poids du volume de cash libéré." (p.97)



Liquidité du monde au sens de Zygmunt Bauman, domination du flow, où des entités rigides, solides, comme des hommes et des femmes n'ont plus de raison d'exister. Seul compte le flow et le capital. Liquidité où le suicide est la seule porte de sortie pour des individus en quête de sens, et de survie.


Alors oui, ce livre est un livre de combat, et le combat commence par la langue. Utiliser nos mots pour combattre les leurs. La littérature et le langage sont des armes de guerre.



Je trimballe avec moi quantité d'états de langage, c'est ce que fait la littérature aux gens qui la pratiquent. Elle impose un écart permanent d'avec tout ce qu'on dit. (p.19)


antoinegrivel
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le 27 sept. 2020

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Antoine Grivel

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