Comment écrire le génocide ? Comment comprendre son impact soudain, impossible à anticiper, et les conséquences irréversibles sur la vie des victimes. Les morts sont morts, ils sont presque bien lotis, les vivants survivent. Et lorsque ce survivant est un enfant, comment peut-on seulement imaginer le traumatisme ?
C'est là que se situe toute la virtuosité de Gael Faye, dans sa capacité merveilleuse et insupportable à nous mettre dans la peau de son alter-ego, son double enfant, traversant la guerre et semant son innocence sur le chemin.
Toute la première partie est globalement calme, les soucis sont si classiques que l'on se demande si on lit bien le bon livre. L'enfant, Gaby, parle de ses parents, tous deux si beaux mais incapables de s'entendre, des frasques légères qu'il commet avec sa bande de copains, fanfarons mais inoffensifs, de sa correspondante française dont il tombe amoureux. Puis, les élections présidentielles introduisent la politique dans ce microcosme paisible. On pense que c'est le déclencheur, avec raison, pourtant les chapitres suivants continuent de nous entraîner dans un quotidien fait de chamailleries de gosses, de fête d'anniversaire, de tableaux tous plus banals les uns que les autres. Plus tard, on comprend l'attachement de l'enfant à cette vie d'apparence simple, dans cette impasse impersonnelle, on comprend que ce sont précisément ces instants de grâce qui, passés inaperçus, se révèlent être toute la saveur de la vie.
La seconde partie, débutant dans un air de musique classique, n'est ensuite que gradation dans la violence. Alors que le père de Gaby protégeait ses enfants en les empêchant de participer aux conversations d'adultes, leur naïveté est arrachée de force, petit à petit, à coup de lapidations publiques impunies, de bagarres virulentes avec les voisins, de banalisation des tirs de mitraillettes. À ce moment de l'histoire, j'étais incapable de lâcher le livre. Le récit nous plonge en temps réel dans le quotidien entouré de haine et de peur de ce héros, si lumineux malgré ses doutes. Stylistiquement, les horreurs sont de plus en plus décrites, et graphiques, à mesure que Gaby prend conscience de ce qui l'entoure. Sa candeur fond ligne après ligne, à mesure que sa possibilité de fuir le choix se rétrécit. Jusqu'à l'action finale, qui clôture le livre et, vraisemblablement, l'enfance du héros.
Dans ce désastre, forcé par ses amis de choisir (ou plutôt, accepter) son camp, Gaby trouve une lumière dans sa soudaine mais salutaire amitié avec la vieille Grecque qui lui ouvre sa bibliothèque. Au bout d'un moment, tous les passages qui relatent les lectures du héros sont sources d'émotion intense, jusqu'aux adieux avec la vieille dame qui m'ont tout simplement fait fondre en larmes.
Dans l'ensemble, le roman m'a paru trop inégal pour m'emporter dans sa totalité. Mais, faits de bouts de vie, d'instants de grâce, dans un océan de chaos, ce roman est bluffant de par sa justesse, fragile mais efficace. Gael Faye parvient remarquablement à traduire "génocide" et "injustice" en langue d'enfant de dix ans, plaçant un projecteur incroyablement fort sur un espace non répertorié par la grande Histoire.