De Mabanckou, je n'avais lu que Demain j'aurai vingt ans, et je savais de réputation que cette version congolaise de La gloire de mon père (en beaucoup mieux) n'était pas de la même eau que le reste de ses romans. Tout de même, je restais sur cette image solaire d'un enfant ouvert à l'avenir, épanoui entre les femmes de son père et un réel enchanté par les histoires magiques, familiales, littéraires ou politiques, toutes à peu près sur le même plan. A bien des égards, Petit piment est l'envers de ce roman, fermeture progressive de la vie d'un homme qu'on prend à l'enfance et qui, en un sens, n'en sort jamais, rejeté par un réel plus indifférent que vraiment menaçant. Du coup, j'ai vécu ma lecture comme une lente catastrophe à la Zola, avec d'autant plus de surprise que je m'attendais, sans me l'avouer, à une nouvelle pagnolade.
Pour ma défense, je citerai la "voix" de Petit Piment qui narre sa propre histoire depuis le lieu où il finit. Sa phrase est simple, sans être dépouillée, d'une ironie très légère, capable de rendre très calmement des vies détruites ou des réalités sordides: "La mère de Bonaventure passa ainsi de la lumière éblouissante à la nuit la plus noire; des ampoules à la lampe-tempête, de l'eau du robinet à celle qu'elle devait maintenant recueillir dans la rivière et bouillir pour qu'elle soit saine et potable." J'ai mis quelques temps à passer par-delà le calme de cette phrase, par-delà les attentes optimistes que tout récit commençant par l'enfance nous donne.
La première moitié du livre est consacrée à l'orphelinat dans lequel vit Moïse, dont le vrai nom est beaucoup plus long, devenu Petit Piment à l'occasion d'une vengeance vertueuse qui est son premier pas dans la voie de la petite délinquance. Dans cet établissement, il n'arrive pas grand-chose à Petit Piment, ce qui fait de cette partie une suite de saynètes et de portraits dont je me demandais bien vers quoi ils menaient, sinon une sortie attendue. A bien y repenser, avec ce regard rétrospectif qui justement manque à Petit Piment au bout d'un moment, ce fil décousu d’évènements va influer sur toute la vie du personnage hors de l'orphelinat, soit pour fonder ses choix (l'affrontement avec les jumeaux croisée avec l'histoire de Robin des Bois fera sens), soit comme manques ou occasions manquées (Sabine Niangui, qui se réincarnera en Mama Fiat 500, Bonaventure, Papa Moupelo, frère et père de substitution dont les disparitions laisseront des trous béants). L'orphelinat est aussi, bien entendu, l'occasion de retracer une continuité entre le colonialisme paternaliste et le socialisme autoritaire; Petit Piment est une image du peuple tout à la fois cajolé et rendu fou par ses maitres.
La seconde partie fait changer le livre de dimension. Tout à coup, il arrive beaucoup de choses à Petit Piment. Même si le ton du livre ne change pas, même si sa vie s'améliore peu à peu jusqu'au dernier quart du récit, l'irruption du monde (plus précisément de Point-Noire) montre bien la misère promise à l'orphelin en recherche de foyers toujours provisoires. Sans trop en dire, la toute fin enfonce le personnage dans une obscurité aux proportions inattendues. La trajectoire de Petit Piment se referme en un néant où beaucoup de personnages ont disparu, gâchis mémorable qui est aussi celui des Indépendances.
Tout comme il ne faut pas se laisser prendre à la fausse simplicité de la phrase de Petit Piment, il faut je crois prendre au sérieux la dimension critique du roman de Mabanckou. Je crois que ce dernier est bien une réécriture critique de son roman d'enfance précédent, mais aussi une sorte d'actualisation de l’œuvre de Kourouma. Du Soleil des Indépendances on retrouve les morts pas assez morts, les visites aux charlatans et une certaine réflexion sur la bâtardise, de Monnè la continuité de la colonisation, de En attendant on retrouve une vie mythique de dictateur et l'utilisation du discours public, de Allah n'est pas obligé l'enfant pris dans l'Histoire, fait monstre par la désagrégation des sociétés africaines. Et je vois tout ça parce que je connais bien Kourouma, comme je reconnais les citations de Brassens ou de Taxi Driver, mais il y a peut-être d'autres choses.
Pour finir et pour être franc, j'ai mis quelques temps à être convaincu de la qualité de ce roman, et je pense avoir montré pourquoi. Mais comme dans ces musiques où les thèmes épars et fragiles finissent par s'unir dans un crescendo symphonique, le destin dessiné par Mabanckou a fini par prendre une force inattendue qui m'y fait penser encore au milieu d'un autre livre.