Le parallèle entre Jésus et Socrate a été fait de nombreuses fois. Tous deux ont existé, mais tous deux sont connus par la légende qu'ont forgée les disciples enthousiastes. Socrate puis Jésus quatre siècles après sont nés, ont parlé, puis sont morts, condamnés et exécutés dans des procès injustes. Leur morale se ressemble : Socrate soutient qu'il vaut mieux subir l'injustice que de la commettre, qu'il ne faut jamais rendre le mal pour le mal. Jésus affirme qu'il faut aimer ses ennemis et ne pas se venger. Ils n'ont pas été compris par leurs sociétés respectives, pire : ils ont été pris en haine et sont morts pour leur idéal. L'un a inventé la philosophie telle que nous la connaissons, l'autre une religion durable qui porte son nom – peut-être malgré eux.
Parmi les disciples de Socrate, il y en a deux qui sont nos sources principales pour connaître sa vie, à savoir le philosophe Platon et l'historien Xénophon. Les deux se sont faits les apologues de Socrate, mais Platon en est même l'évangéliste je dirais. Sa trilogie Apologie de Socrate – Criton – Phédon raconte la Passion de Socrate, c'est l'Évangile selon Platon. L'Apologie de Socrate raconte le procès dans le tribunal athénien, le Criton expose les idées morales de Socrate qui refuse de s'échapper de sa prison, et Phédon est un écrit quasi religieux dans lequel Socrate meurt après avoir légué sa philosophie, son testament.
Je ne vais pas décrire et raconter tout ce qui se trouve dans le Phédon : d'autres l'ont fait ici, et ce serait spoiler un livre extraordinaire. D'un point de vue formel, il est d'ailleurs remarquablement structuré, l'économie du dialogue est d'une grande efficacité pour mener le lecteur ou la lectrice à faire son propre parcours philosophique. Je voudrais aussi noter le travail admirable de la traductrice, Monique Dixsaut, qui nous donne une interprétation très riche et précise du texte. J'ai lu ce livre après pas mal d'autres dialogues de Platon, ce qui m'a sans doute facilité la compréhension du contenu, mais je trouve que c'est une bonne portée d'entrée dans Platon, une version très complète et claire de sa pensée. Ici ce qu'on appelle l'idéalisme de Platon – ou son dualisme – est à son acmé, comme on le voit dans la critique impitoyable qu'il fait d'Anaxagore.
Il est possible que le Phédon soit un dialogue intermédiaire de Platon : après les écrits de jeunesse dans lesquels il est encore très "socratique", au sens où la philosophie est pour lui à ce moment un dialogue sceptique et aporétique, et avant les écrits de la maturité, dans lesquels Platon réforme voire reconstruit sa théorie dite des Formes ou des Idées. Entre les deux, il y a la théorie des Idées en question, développée avec le maximum de rigueur, depuis ses fondements épistémologiques et métaphysiques jusque dans ses conséquences esthétiques et religieuses.
Pour terminer, je dirais que je suis fasciné par la quasi obsession de Platon pour la vie après la mort, qui est traitée plusieurs fois dans ses œuvres, souvent par le recours au mythe. Le philosophe reprend plusieurs éléments de la mythologie grecque et invente lui-même des fables – Er dans la République, Minos dans le Gorgias, la métempsychose dans le Phèdre, l'Hadès ici-même... – pour tenter de concevoir ce qui se passera après le départ de notre âme pour l'autre monde. Il me semble qu'il est impossible de dissocier la philosophie platonicienne du souci du salut et de l'excellence ; ce qui en fait une philosophie éminemment mystique, comme l'ont très bien vu Plotin, Augustin ou encore Simone Weil.