..c’est bien ce qui rend le rapport à autrui insupportable. (p89)
Roman lu à sa sortie, en 2001, pas ré-ouvert depuis 17 ans et voilà qu’une discussion récente à son sujet provoque chez moi une envie d'y retourner. Bouquin broché prêté mais non rendu (classique), je me fends donc de quelques € pour une version Poche toute neuve et une relecture attentive.
Plateforme, troisième roman de l’auteur, fait partie d’un bloc cohérent avec Extension du domaine de la lutte et Les Particules élémentaires : cohérent de part les procédés narratifs déployés et les inspirations sous-jacentes (Schopenhauer, mais pas que). Il s’agit donc d’un roman charnière avant une bascule plus nettement positiviste figurée dans La possibilité d’une île et dans les romans suivants, où l’on constatera une nette baisse des tensions sexuelles dans le travail de l’écrivain, accompagnée d’une recherche d’une certaine forme de spiritualité, plus scientiste que théologique, à mon sens assez peu présente dans le bloc des trois premiers.
Le thème central de Plateforme est l’économie de marché. Pour ceux que ça intéresse, lire l’essai de Bernard Maris « Houellebecq économiste ». Nb : Maris fût assassiné en 2015 lors des attentats de Charlie hebdo, tout comme les islamistes font des ravages dans Plateforme, singulière coïncidence.
Si les mécanismes de la compétition économique peuvent parfois paraître abscons, les mécanismes de la compétition sexuelle sont assez faciles à appréhender pour nous communs des mortels, il suffit de regarder autour de nous, en nous, ou d’observer un reportage animalier à la télévision : nul besoin de bulle papale pour comprendre de quoi il retourne.
Pour bien saisir l’horreur économique Houellebecq va donc utiliser cette homologie : compétition économique = compétition sexuelle, les mécanismes étant selon l’auteur similaires. Homologie facile diront certains, pas tant que ça rétorquerai-je : déjà, fallait y penser, le procédé est assez malin, ensuite, techniquement, cette épuisante et permanente entreprise de translation entre les deux univers aurait pu facilement dégénérer en roman psychologique, au pire, ou forcer l’impression que l’auteur donne dans le roman expérimental, au mieux : dans les deux cas la symphonie réaliste aurait été gâchée. Houellebecq a réussi à éviter cet écueil : il s’agit bien d’un roman sur l’économie de marché, et son pendant immédiat la modern solitude. Point.
Homologie : si, sur le marché de l’amitié ou sur celui de l’amour, vous ne valez rien, ne vous en voulez pas trop, c’est la loi du Marché. Votre valeur d’ami, comme votre valeur d’amant, s’établit selon les règles de l’offre et de la demande, exactement comme la valeur d’un salarié - son salaire - ou celle des bananes sur l’étale - leur prix au kilo. Certaines bananes de médiocre qualité ou en situation de surproduction ou parce qu’il n’est plus « à la mode » de manger des bananes, voient leur valeur marchande tendre vers zéro. Vous, vendeur de bananes, devez alors vous résigner à les céder à perte ou à les laisser pourrir sur l’étale faute de clients, bref vous n’êtes pas loin de mettre la clé sous la porte. Votre commerce est has been et votre frustration immense.
En creux, et en ethnologue, Houellebecq imprime une critique cinglante du monde post soixante-huitard, chantre du libéralisme économique sous couvert du libéralisme des mœurs, avec les petites fioritures habituelles chez l’auteur : le rejet de la nature dans son ensemble, l’illusion du réel, la vraie nature de l’Homme et la force de ses pulsions..
S’il n’est pas le plus maîtrisé stylistiquement parlant, nous tenons là peut-être le plus abordable des romans de Houellebecq tant les lignes romanesques sont claires pour qui voudrait tenter l’aventure de cet écrivain hors norme.
Antilibéral et romantique ? Un écrivain français, quoi ;)