Deux ou trois fois par an, mue par je ne sais quelle facette de mon orgueil, j'écris sur une page volante les détails de telle ou telle journée routinière avant de déchirer le papier, ennuyée moi-même par le train-train de ma vie non romanesque. Cette destruction de l'ordinaire, Antoine Philias l'a refusée. Alors, ses personnages sont des vous et moi, des petites gens, des salariés quelconques défilant sur le podium de « la lose » sans avoir rien à raconter de particulier. D'un paragraphe à l'autre, les portraits humains s'alternent et s'associent, — dans des phrases soit trop longues et non ponctuées, soit nominales et banales, — pour dresser le portrait de la société française coronavirussée. Cet empilement d'existences triviales subit en plus de plein fouet l'attaque de la surconsommation, qui se manifeste dans ce livre par l'énumération ininterrompue de magasins, de marques ou d'enseignes ; certaines phrases sont certes très longues (il y a là une expérimentation sur le monologue intérieur ou le dialogue dissimulé qu'on retrouve tout également dans les romans de la talentueuse Nina Yargekov et dans les copies d'élèves illettrés), mais les syntagmes sont, eux, courts : il n'y a pas le temps pour la proposition subordonnée dans cette société qui avance, malgré les personnages, toujours plus vite — c'est d'autant plus rapide que le protagoniste est en béquilles. Mais y a-t-il besoin d'écrire et de lire un roman sur les sujets généralement développés dans les reportages télévisés les plus médiocres ? C'est à mille lieues de ce que j'attends de la fiction. Il me suffit d'aller dehors pour lire la vie d'Elliot, celle de Lulu et celle des autres piliers de bar. Surtout que j'y étais hier, à Cholet.