J'ai lu "Poil de carotte" à trente-huit ans et bien qu'il s'agisse d'un récit d'enfance, je reste dubitatif sur le fait qu'il s'agisse d'un récit pour les enfants. Mes attentes vis-à-vis de ce livre, que j'imaginais plutôt léger et empreint d'une forme de tendresse, se sont en effet heurtées à une texte d'une rare dureté.
Poil de carotte est évidemment baptisé ainsi à cause de sa tignasse rousse. C'est d'ailleurs le seul élément du livre qui soit véritablement passé dans la culture populaire et dans le langage courant. Mais deja derrière ce surnom qui se veut taquin, se cachent la moquerie et le dénigrement. Pas "cheveux" de carotte, non : "poil" de carotte. Le physique du jeune protagoniste est d'ailleurs volontairement présenté comme ingrat et sa fratrie comme sa mère ne manquent pas de le lui rappeler.
Ce surnom, on le comprend rapidement, n'a finalement pas grand chose d'affectueux. Poil de carotte est le souffre-douleur de sa famille, particulièrement de sa mère. Son grand frère Felix moque sa couardise, sa soeur Ernestine le rappelle régulièrement à l'ordre, mais l'un comme l'autre semblent pourtant lui manifester une certaine forme d'amour fraternel. La figure maternelle, en revanche, apparaît comme un concentré de mauvaise foi, de brutalité et de manipulation. Le pauvre Poil de carotte est ainsi régulièrement vilipendé, brimé, injustement puni, voire tout simplement rossé, battu, giflé. La violence empreint chaque court chapitre de ce récit, imprégnant la psyché de notre jeune antihéros, pourtant pas dénué de bonne volonté et d'intelligence.
Mais la ruse de Poil de Carotte ne le met pas à l'abri des conséquences désastreuses de cette éducation "à la dure". Il intègre cette violence, la déchaînant à son tour contre les objets, les animaux, voire contre lui-même. Le pauvre enfant en arrivant à des extrémités telles que des pensées suicidaires. La figure paternelle s'impose en contrepoint, se caractérisant par une certaine bienveillance, mais un caractère trop débonnaire pour être juste. La veulerie de M. Lepic l'empêche en effet de s'opposer frontalement à son épouse et le contraint à des compromis incompréhensibles pour son fils. Lequel ne sachant plus sur quel pied danser pour éviter les volées de coups.
La prose de Jules Renard est tout aussi déconcertante que son histoire. Mélange de saynètes, d'échanges théâtraux et de monologues intérieurs, le schéma narratif de "Poil de carotte" déconcerte et interpelle. Certains passages s'avèrent crus et violents (on pense à la mise à mort du chat), d'autres se révèlent plus poétiques et métaphoriques, à l'image de la tempête de feuilles qui amèneront Poil de carotte à sa tentative de rébellion. Quoiqu'il en soit, la plume de Jules Renard, précise et singulière, ne devrait laisser personne indifférent.
Sans sombrer dans la méchanceté pathologique d'une Folcoche façon "Vipère au poing", la rudesse familiale de "Poil de carotte" préfigure plutôt celle de "Mon bel oranger". Poil de carotte et Zézé, même combat. Celui d'une enfance traumatique, malgré tout ponctuée d'instants de grâce et de douceur. L'histoire d'un enfant rusé, entouré de figures ambivalentes, mais où l'acrimonie et la brutalité des adultes détruit plus qu'elle ne construit. Un livre qui nous rappelle que le salut se trouve parfois en dehors du cercle familial et que certaines blessures d'enfance seront bien difficiles à panser.