Pot-Bouille
7.5
Pot-Bouille

livre de Émile Zola (1882)

Octave Mouret arrive à Paris. Et il s'installe au 4ème étage d'une maison bourgeoise tout ce qu'il y a de correct. La description de la maison, dans le premier chapitre, est juste un régal qui annonce la suite : l'extérieur est splendide, tout y est fait pour frapper le regard, pour en imposer, pour dire "ici on a de l'argent". L'escalier confirme cette impression de luxe tape-à-l'oeil. Mais à l'intérieur des appartements, la peinture s'écaille et les plafonds sont fissurés. Et à l'arrière, il y a une cour où les domestiques jettent les ordures.
Le schéma du roman est là : aller derrière l'apparence lisse et vertueuse de la bourgeoisie parisienne et fouiller cette arrière-cour, voir les ordures qui se cachent derrière les dorures.
Et c'est dans cet immeuble que va se dérouler l'essentiel du roman, un roman un peu oublié chez Zola, situé entre deux des plus célèbres œuvres des Rougon-Macquart (Nana et Au Bonheur des Dames, dont Pot-Bouille constitue la première partie). C'est dans cet immeuble que va se jouer l'attaque en règle, la déclaration de guerre de Zola contre la bourgeoisie parisienne.
Car c'est bien là l'enjeu de Pot-Bouille : détruire la prétendue "bonne morale" bourgeoise, gratter sous la surface et déterrer les horreurs enfouies. Aller chercher les cadavres dans les placards. Avec un mot d'ordre : cette bourgeoisie se prétend gardienne des bonnes mœurs, alors que tout n'est qu'ordure et hypocrisie.
On pourrait gloser sur les intérêts autobiographiques de ce roman, sur un Zola fils de bourgeois d'origine italienne, mais complètement déclassé, ruiné à la mort de son père. On pourrait trouver là les origines de sa haine anti-bourgeoise.
D'ailleurs, Zola a pris soin de placer un alter ego dans son roman. Les "gens du second", dont le monsieur "fait des livres" (prière de prononcer cette phrase avec dégoût, en retroussant le nez comme devant une bouse bien odorante). On ne les voit jamais, ils sont toujours en marge, à l'écart des autres, ce qu'on n'arrête pas de leur reprocher, prenant cette attitude pour un complexe de supériorité. Et, à la fin, on apprend que le monsieur a écrit un livre "plein de cochonneries sur les gens comme il faut. Même on dit que le propriétaire est dedans". Un artiste (un vrai, d'où le dégoût des bourgeois pour l'expression d'un véritable talent artistique qu'ils ne peuvent se payer, qui leur échappe donc, qu'ils ne peuvent contrôler).
En tout cas, il fait preuve, ici, une fois de plus, de son sens de l'observation (même si elle est au service d'idées pseudo-scientifiques qui paraissent ridicules de nos jours), et de son talent artistique unique.

L'attaque anti-bourgeoise se fait sous plusieurs angles.
Le premier, le principal, c'est la famille. Sacro-saint pilier de l'institution bourgeoise, démonté pièce à pièce par Zola, qui commence par ravager le mariage.
En effet, nous assistons aux efforts surhumains de l'inénarrable Mme Josserand (j'ai rarement eu autant envie de baffer un personnage) qui cherche à marier ses filles, Hortense et Berthe. Et c'est toute une stratégie : elle donne des cours à Berthe pour lui apprendre, non pas à séduire mais à piéger un homme. Parce que, bien entendu, dans ce mariage bourgeois, il n'est absolument pas question d'amour. On se marie pour avoir une position sociale, on choisit sa victime selon sa fortune ou ses possibilités de carrière.
D'ailleurs, à ce titre, Zola va jusqu'à comparer ce type de mariage à de la prostitution ("les trois hivers de chasse à l'homme, les garçons de tout poils aux bras desquels on la jetait, les insuccès de cette offre de son corps, sur les trottoirs autorisés des salons bourgeois").
Et si on a la malchance de tomber sur un mari économe, on passe sa vie à lui crier dessus, à lui reprocher tout et n'importe quoi. Parce que ce qu'il faut, c'est paraître riche. "Moi, quand j'ai 20 sous, je fais toujours comme si j'en avais 40", ne cesse de répéter Mme Josserand lors de ses innombrables scènes avec son mari. Cette leçon de mauvaise gestion, inoculée à ses filles dès leur plus jeune âge, sert de base à une dénonciation du culte des apparences.
Et dans ce mariage dénué d'amour, la présence de maîtresse et d'amant est, non seulement fréquente, mais même acceptée. Chez des personnes qui professent tant le respect des valeurs chrétiennes, le "comme il faut" de toute bourgeoisie, les infidélités sont monnaie courante et tolérée comme telles. Au point qu'Octave a bien compris que pour grandir socialement, comme le Bel-Ami de Maupassant, il doit en passer par la séduction de femmes mariées.
Là aussi, il faut être clair sur une chose : on peut avoir des maîtresses au vu et au su de tout le monde, à la condition que cela ne crée pas de scandale susceptible de troubler la divine bienséance bourgeoise. Ainsi, l'architecte Campardon a carrément réussit à faire vivre sa maîtresse dans son appartement, avec sa femme, qui est finalement bien heureuse de ce style de vie (au moins, son mari ne s'absente plus pour aller forniquer, il le fait à la maison).
La faute de Berthe, ce n'est pas d'avoir eu un amant, c'est d'avoir créé un scandale ! D'ailleurs, les reproches retombent sur son mari, qui n'est pas raisonnable de s'énerver comme cela à cause d'une aventure.
Et puis, il y a les enfants. Et là, une chose est claire : les enfants, ça coûte cher. Donc, si on n'a pas d'argent, il vaut mieux ne pas en avoir. C'est là l'origine de la dispute des Pichon, les voisins de palier d'Octave, avec les parents de madame, qui disent qu'il est honteux de faire des enfants ! (il faut dire que c'est peut-être le seul couple vraiment amoureux de l'immeuble, peut-être est-ce là l'origine de la honte).

Un autre angle d'attaque, c'est le travail, bien entendu. La réussite sociale est essentielle, mais elle se fait rarement en fonction des qualités des personnes. Nous sommes dans un monde de népotisme : on réussit parce qu'on hérite d'une situation toute faite, ou parce qu'on épouse une situation toute faite. La véritable valeur des personnes n'a aucun intérêt là-dedans. D'ailleurs, les mari sont bien souvent des incompétents notoires, ruinant leurs affaires, faisant de mauvaises spéculations ou dilapidant leur argent à offrir des appartement meublés à leurs maîtresses.
La religion en prend aussi pour son grade, bien évidemment, parce que s'il est de bon ton de professer des valeurs chrétiennes, on ne fait pas vraiment preuve de tolérance et d'altruisme. Ou plutôt, la tolérance est à niveau variable.
Ainsi, monsieur Gourd, le concierge, ferme les yeux sur toutes les horreurs qui se déroulent dans son immeuble, tant que ça vient des familles bourgeoises. Mais la seule famille ouvrière, il l'espionne sans cesse, il refuse même que l'ouvrier accueille sa propre femme dans l'immeuble, qualifiant cela d'immoralité ! "on ne devrait pas accueillir des gens qui travaillent, ça n'apporte que la débauche", voilà comment on pourrait résumer son point de vue. Zola, sur ce plan là, est bien entendu partisan ; dans sa haine anti-bourgeoise il présente les ouvriers comme des saints ou des victimes, mais on peut s'interroger sur des médias actuels qui ont trop souvent tendance à qualifier de "marginaux" ceux qui ne respecte pas l'ordre bourgeois établi...
Le prêtre du roman comprend, à la fin, que la véritable religion ne tolérerait pas ces immoralités : "l'heure sonnait-elle de ne plus couvrir du manteau de la religion les plaies de ce monde décomposé ? Devait-il ne plus aider à l'hypocrisie de son troupeau ?" La religion s'est pervertie à tolérer ces immoralités.

Alors, certes, ce roman ne fait pas dans la finesse. Mais, d'abord, Zola n'a jamais été partisan de la subtilité. Et, dans l’œuvre des Rougon-Macquart, Pot-Bouille n'est pas le pire (moins lourd que Nana, le roman précédent, par exemple). Ensuite, cette absence de subtilité sert bien son propos.
On pourrait lui reprocher d'avoir fait un roman un peu trop long (450 pages) et répétitif, mais le résultat n'en est que meilleur. Son écriture est remarquable, il n'y a pas une ligne qui ne comporte une pique contre ses personnages.
Je ne vais pas allonger ma critique, déjà trop longue, en faisant le portrait de ces personnages ; il faudrait juste parler de M. Campardon, l'architecte inspiré par Dieu, qui aime se présenter comme un artiste (cheveux aux vents et barbichette taillée comme certains aiment se présenter comme philosophe, avec la chemise blanche déboutonnée) alors qu'il représente le conformisme bourgeois par excellence.
Pour moi, un des meilleurs romans du cycle des Rougon-Macquart, rapide, nerveux, brutal, parfois drôle, parfois terriblement dramatique (l'accouchement d'une bonne, dans le dernier chapitre). Une machine de guerre, accueillie par un scandale, comme il se doit.

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le 30 oct. 2014

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SanFelice

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