ll était une fois, quelque part dans la montagne, un petit village…
Mais Takekami, perdu dans le Hokuriku, cette « terre du nord » face à la Sibérie, lieu misérable et sinistre aux dix-sept maisons, ne répondait en rien à un cadre de conte de fées.
Où que l’œil se posât, on ne distinguait que des toits à forme pyramidale émergeant d’une épaisse forêt de bambous de toutes les variétés possibles et imaginables : bambous frêles, du Japon et de Chine, bambous de Hakone et d’Iyo, sans oublier le plus rare, le bambou noir, matériau très prisé dans l’artisanat, source de revenu quasi exclusif, du hameau.
C’est dans l’une de ces pauvres demeures, sombre et triste, enfouie comme chacune des maisons au sein d’une vaste bambouseraie, que vivait au début de l’ère Taishô ( de 1912 à 1926) un certain Ujiie Kisaemon dont la renommée artisanale l’avait même propulsé, un jour, aux fonctions de maire du village.
L’artisan avait perdu sa femme quand son fils Kisuke avait trois ans, autant dire que l’enfant ne conservait de sa mère aucune image, mais Kisaemon, aux petits soins pour son unique rejeton, lui prodiguait sans compter, toute son attention et sa tendresse.
Qui voyait le père voyait le fils : haut comme trois pommes, stature enfantine, visage étroit au crâne trop volumineux pour sa taille et bombé en arrière, il faisait penser, avec ses cheveux ras, à un moinillon, mais ses petits yeux enfoncés au regard perçant reflétaient bien l’artisan amoureux de matière et de beauté.
La beauté …Il fallait y être on ne peut plus sensible pour concevoir avec une telle ingéniosité ces cages à oiseaux aux courbes harmonieuses ou ces vases qui s’incurvaient avec tant de grâce pour accueillir les fleurs.
Le bambou, Kisaemon l’avait étudié sa vie durant, peaufinant son art à Kyôto chez les artisans et les marchands de gros où ses petites mains aux doigts d’enfant faisaient merveille, se mouvant, au contact du bambou, avec une agilité démoniaque.
La mort l’avait surpris, la perceuse à la main, tandis qu’il oeuvrait dans son atelier sur une cage à oiseaux : 68 ans et dix-sept années d’une existence exclusivement consacrée à la passion dont son fils avait héritée.
« Kisuke, tu m’entends ? Il faudra avoir coupé les bambous avant la fin de novembre »
avait réussi à articuler le mourant avant de rendre l’âme : rien d’autre que cette simple phrase qui résumait le but de toute une vie rythmée par et pour le bambou.
Et c’est ainsi que le jeune homme de vingt et un ans avait pris la suite de son père, bien résolu, malgré sa tristesse, à se montrer digne d’un homme qu’il aimait et d’un artisan respecté, qu’il admirait et vénérait au-delà de tout.
Un récit intense qui nous transporte dans cette vallée perdue, ce « Japon de l’envers » comme le qualifie le traducteur et qui d’emblée, nous dépayse, nous accroche et nous touche, sans doute à cause de l’ombre portée par ce « mal de vivre » du personnage principal, qui traîne sa laideur comme un boulet, lui qu’aucune femme ne regarde et à qui l’amour d’une mère a désespérément manqué.
Comment, dans ces conditions, ne pas être fasciné par la beauté, comment ne pas vouer à la femme « tombée du ciel » une totale adoration, comment ne pas voir en elle la mère idéalisée et l’épouse sacrée ?
Tamae avait surgi à l’improviste dans l’atelier de Kisuke: il commençait à neiger, quelques jours après le décès de Kisaemon et sous son capuchon, son teint clair, ses yeux finement étirés vers les tempes et son visage d’une rondeur exquise avaient illuminé un instant la cabane où le jeune artisan maniait la perceuse, s’adonnant avec passion à la fabrication d’une cage.
Qui était-elle donc cette Tamae de la petite ville d’Awara, qui souriait en découvrant ses dents blanches tout en buvant son thé à petites gorgées ?
Une trentaine d’années et l’allure d’une citadine : un lien secret, Kisuke le sentait, le reliait à cette femme, que son père avait bien connue, aimée sans doute, et qui pour la première fois, telle une fleur, égayait de sa féminité la sombre demeure…
Son sourire, ses yeux fins, la larme qui avait coulé sur sa joue ronde tandis qu’elle se recueillait sur la tombe de « Ujiiee Kisaemon, artisan du bambou », s’étaient incrustés dans le cœur du jeune homme avec « l’émouvante douceur d’un regard maternel » qui plus jamais ne le quitterait.
C’est chez elle, à Awara que Kisuke avait revu Tamae, dans cette maison close appelée La maison aux cerisiers où elle recevait d’ordinaire ses clients, mais vivait aussi, et c’est en découvrant la somptueuse poupée de bambou dans sa grande boîte en verre, réalisée pour Tamae dix ans auparavant, que Kisuke avait pris conscience de la passion de son père pour la jeune femme :
« Une courtisane de l’époque Edo sans doute…Les cheveux étaient ramassés derrière la tête en chignon, et ornés d’un peigne en laque aux motifs dorés ; le vêtement imitait un vêtement de chanvre. Les taches que la nature avait semées à la surface du bambou étaient utilisées pour représenter les ornements et les motifs du kimono, et les sandales à triple talon étaient aussi en bambou. Tout- jusqu’au grand obi, noué par devant- était en écorce de bambou.
Le dos était en bois de bambou frêle, fendu. On discernait aussi les jointures, mises là où il le fallait avec un soin minutieux. »
Mais Kisuke, tout admiratif qu’il fût du merveilleux travail de son père, avait décidé de créer Tamae à son image, telle qu’elle lui était apparue la première fois, en kimono, surmonté d’un pantalon serré aux chevilles et coiffée d’un capuchon : c’est SON corps qu’il voulait façonner, tandis que résonnait à son oreille, comme un leitmotiv, le défi que lui avait lancé la jeune femme :
« Une poupée aussi belle que celle de votre père ? Allons, Kisuke, vous devez faire encore mieux!»
Et il revoyait le sourire éclatant de Tamae le fil allongé de ses yeux mi-clos, il entendait sa dernière phrase :
« Tâchez de faire une belle poupée ! »
Et c’est ainsi que le petit artisan besogneux, solitaire et moqué va renaître, plus «beau», plus fort, se transformant pour un temps en un artiste de génie, métamorphose par amour, pour un père, pour une mère qu’il n’a pas connue, pour LA femme, réceptacle de la Grâce, qui triomphe de tout.