« L’Italie qui souffre aujourd’hui a pu motiver la publication de ces textes » nous prévient d’emblée Martin Rueff, préfacier et traducteur de cette anthologie d’articles. Le fait est que la réflexion de Gramsci demeure d’une incontestable actualité et que les grands concepts qu’il a forgés (hégémonie culturelle, bloc historique, révolution passive, intellectuel organique, etc.) restent aussi opérants de nos jours qu’ils l’étaient entre 1917 et 1921, période durant laquelle le militant italien écrivit les textes qui composent ce recueil. Contrairement à d’autres marxistes plus orthodoxes arcboutés sur la dialectique matérialiste, Gramsci veut faire émerger une conscience de classe à partir du sens commun, considérant la colère et l’indignation comme des modes d’appréhension du réel parmi d’autres. Tout plutôt que l’indifférence, « matière inerte où s’enfoncent les enthousiasmes les plus éclatants, marécage qui entoure l’ancienne cité et la défend mieux que les murailles les plus solides ».
Derrière l’homme de parti, on découvre un Gramsci plus littéraire, s’interrogeant sur l’esprit italien et son rapport à l’amour ou dessinant la figure d’un Christ humaniste, malgré un anticléricalisme conséquent («Ce n’est pas Jérusalem qui a été libéré : ce sont les hommes qui se sont libérés de Jérusalem »). Mais il est avant tout un fin observateur des travers humains. De fait, certaines pages du recueil résonnent comme du La Bruyère, suite de brèves sentences inspirées par le spectacle de la société. Philosophant sur la question de la guerre ou fustigeant les pesanteurs de la bureaucratie, il médite aussi sur la notion de justice, notamment dans un texte étonnant où il prend la défense de Ponce Pilate, « un magistrat revendiquant son indépendance, celle du seul interprète autorisé et responsable du code de l’Etat », trop longtemps diffamé depuis que l’Empire romain est tombé et que « la conscience du droit s’est perdue ».
Derrière le progressiste social pointe parfois le sceptique, comme en témoigne un texte où il associe étroitement l’univers honni de la spéculation financière à la notion même de modernité. Appelant de ses vœux à plusieurs reprises « le salut, l’ordre nouveau » (un des journaux qu’il a fondés s’appelle d’ailleurs "Ordine Nuovo"), c’est avant tout dans les masses populaires qu’il place sa confiance en vue du changement. « J’aime, écrit-il, voir des hommes vaillants et riches en sucs gastriques ingurgiter la bonne vieille soupe populaire à grandes cuillérées. »