Les trois mots qui me viennent quand je lis Calvino ce sont générosité, rapidité, gaieté.
Est "généreux" quelqu'un qui donne beaucoup. Le reste c'est de la littérature. Calvino est un auteur généreux dans le sens où il donne avec une prodigalité quasiment dantesque. Pourquoi lire les classiques est un véritable convivio auquel nous sommes tous invités, et autant dire qu’il y a beaucoup de plats dans ce banquet de la connaissance. Quand Calvino pose une question, il y répond, voilà ce que j’aime chez lui. Il n’y a pas tromperie sur la marchandise. De même que le Vicomte pourfendu, c’est l’histoire d’un certain Medardo qui est vicomte, et qui est pourfendu. Calvino répond sans détours, sans fioritures. Et, à la question de savoir ce qu'est un classique, il ne se contente pas de nous donner une réponse, il nous en offre… quatorze !
Quatorze définitions possibles de ce que c’est qu’un classique. Certaines sérieuses, d’autres comiques ; certaines triviales, d’autres élevées. Il y en a pour tous les goûts. C’est un banquet gargantuesque à quatorze plats. Et avec quelle rapidité nous sommes servis ! A peine une dizaine de pages et il en dit plus qu’un pénible essai universitaire qui ne parviendra à ânonner, dans un méchant style, que des banalités. Me revient à l'instant la phrase brillante et assassine de Nietzsche contre les universitaires, ces « lapins angoras » : « je dis en trois pages ce que ces professeurs disent en trois cents. Pardon : ce qu’ils n’arrivent pas à dire en trois cents ! » Eh bien c'est la même chose avec Calvino, il dit en dix pages ce que vous n'apprendrez pas en mille pages d'essais laborieux.
Je ne pourrais vous redonner toutes ces définitions mais chacune d’elle est précieuse et suggestive. Je vais mentionner celles qui m’ont marqué. Je me souviens de la première car elle est la plus basique, la plus volontairement superficielle. Du type : « un classique est un livre dont on ne dit jamais qu’on le « lit » mais qu’on le « relit » parce qu’on a honte d’avouer qu’on ne l’a pas lu ». Calvino part de cette définition du classique du point de vue de la doxa ou de ce que Heidegger appellera plus tard le « On ».
Il y en a deux autres que j’ai trouvées profondément justes, la 3) et la 4). Un classique c’est un livre qu’on « relit » même si on ne l’a jamais lu. Et inversement, c’est un livre qu’on lit pour la première fois alors qu’on l’a déjà lu. Je ne sais pas si vous saisissez. Je suis très séduit par cette double vision car elle met les mots exacts sur notre expérience du classique. Il est vrai qu’on a toujours une idée plus ou moins précise de ce que l’on va trouver dans un classique. On en a déjà entendu parler. On a lu quelques extraits à l’école ou ailleurs, on connaît le titre, quelques noms de personnages, parfois quelques scènes célèbres. On n’a pas encore ouvert un classique qu’on a l’impression de déjà le connaître. Il fait partie de nous, de notre culture, de l’air du temps. Le classique vient jusqu’à nous, parfois malgré nous. Par exemple, je n’ai jamais lu Notre Dame de Paris mais, comme bon nombre de gens, je connais une grande partie des personnages, leur nom, leur caractère, certaines de leurs péripéties, certains rapports qu’ils entretiennent. Je sais même qu’il y a un chapitre où Quasimodo se balance de corde en corde dans les clochers de la cathédrale et que Hugo compare Notre Dame à une sorte de crâne mais je suis incapable de dire où j’ai lu cela. Pas dans l’œuvre originale en tout cas. Dans une anthologie ? Dans un autre roman ? Un ami m'en a parlé et j'ai cru le lire ? Le classique finit toujours par trouver un chemin vers notre esprit. Il emprunte des canaux très variés. C’est en ce sens que lire pour la première fois un classique, c’est toujours déjà le relire.
Inversement, quand on relit un classique, c'est un peu comme si on le lisait pour la première fois. Le classique a une force de nouveauté, une puissance de création si forte, qui font de lui à chaque fois un événement singulier. Autre exemple, ce n’est qu’au bout de la deuxième ou troisième lecture de Roméo et Juliette que j’ai été touché par la phrase « sa beauté est accrochée à la nuit comme des bijoux aux oreilles d’une Éthiopienne. » C’est quand Roméo arrive à la soirée des Capulet et qu’il voit Juliette sur un balcon sur fond nocturne. C’est vraiment une phrase extraordinaire. Je vois très bien la scène. « Sa beauté est accrochée à la nuit comme des bijoux aux oreilles d’une Éthiopienne ». C’est exactement ce qu’il faut dire. Je ne m’en suis toujours pas remis. Il m’arrive de relire la pièce juste pour arriver à ce passage là et faire semblant de le redécouvrir comme si je le lisais pour la première fois (après j’arrête, je ne me tape pas toute la suite). Pareil pour la phrase dans Macbeth : « je n’ai jamais vu un jour si horrible et si beau » (ou « si sombre et si beau ») c’est une des trois sorcières qui dit ça au début. C'est le genre de phrases intensément poétiques qui sont comme la signature d'un classique.
Et cela m’amène à une autre définition que donne Calvino et qui m’a touché par sa profondeur. Il définit le classique comme un « talisman », quelque chose qui résume l’univers ou à travers lequel nous comprenons l’univers. Il rapporte l’attitude d’un de ses amis qui est fan de Dickens et surtout de Mr Pickwick et qui cite ce livre à tout propos, ramène les faits de la vie à des faits qui se produisent dans le livre. C’est très vrai, le classique finit par devenir un miroir du monde, il contient un monde, le résume et peut même se substituer à lui. Pendant toute une année, l’année 2005-2006, Rester vivant, ce court texte de Michel Houellebecq a été mon talisman. Il s’agit pour moi d’un classique, d'un classique instantané si l'on veut. C’est un texte qui m’a accompagné dans mon existence au point où je le lisais plusieurs fois par jours, tous les jours, presque comme un texte religieux. Une ou deux fois le matin. Une autre fois le soir. J’en étais tout imprégné. J’étais un tout jeune homme et j’avais trouvé mon talisman. (objection faite à moi-même, Rester vivant n'est pas à proprement parler un "classique", du moins pas encore,e mais plutôt ce qu'on nomme, d'une catégorie plus récente, un livre "culte". Pas le temps de développer ici mais il faudrait proposer une réflexion où œuvre culte et classique sont distinguées…)
J’ai parlé de la générosité calvinienne et j’ai parlé aussi de sa rapidité. Je finirai en parlant de sa gaieté. Calvino est un auteur qui communique une allégresse incroyable. C’est toujours joyeux, gai, léger, même quand il y a du sérieux, du tragique et de la profondeur. Je ne sais pas comment il parvient à faire ça mais c’est finalement quelque chose de très rare, notamment au XXe siècle où les auteurs les plus géniaux et les plus déprimants à la fois se sont littéralement agglutinés : Céline, Sartre, Camus, Beckett Cioran etc. Pas vraiment une bande de joyeux drilles, de gais pinsons. Il y a tellement d’essayistes et de romanciers qui sont lourds comme du plomb. Même quand ils sont bons ils vous laissent toujours dans l’âme comme une sorte de cafard, d’arrière-goût nauséeux. Rien de tel chez Calvino qui vous emporte à la vitesse d’une écriture enjouée, comme le Candide de Voltaire. Il faut absolument lire Pourquoi lire les classiques tant pour son introduction profondément éclairante que pour les études de détails qui sont ensuite proposées. Jamais ennuyeuses, elles attaquent toujours le classique sous un angle profondément original, singulier, enjoué. Qu’il s’agisse de Homère, Xénophon, Ovide, Gianmaria Ortes, Cardan, Tirant le Blanc, l’Arioste, Voltaire, Balzac, Flaubert, Stevenson, Twain, Ponge, Queneau, Montale, Gadda, Pavese etc.
Projet pour plus tard : 1) établir la liste de mes classiques. 2) expliquer ma définition du classique : Le classique est un Jardin des Yeux. 3) Appliquer la réflexion de Calvino au cinéma. Est-ce que ses définitions des classiques de la littérature s'appliquent aux classiques du cinéma (Napoléon de Gance, Citizen Kane, Casablanca etc.)