Oh putain quelle purge. Je me suis emmerdé… mais d’une force. Vous n’avez pas idée. Ce film, c’est La Soupe aux choux version thaïe. La Soupe Pho aux choux. Je résume en huit mots : des bruits bizarres, assez forts, et des extra-terrestres. Enfin ça se passe en Colombie donc ça pourrait être aussi La Soupe aux fajitas, enfin non ça c’est mexicain. Je connais mal la cuisine colombienne. Bref on s’en fout. De toute façon, c’est dégueulasse. C’est une bouillie de couleurs moches, de plans insipides, de dialogues chiants. Tilda Swinton trimballe tout le long du film sa silhouette indécise et neurasthénique de chaton mal nourri. On a toujours l’impression qu’elle se trouve là au pif, qu’elle ne sait pas elle-même ce qu’elle fout dans le champ. Comme ces mecs dans les années 70 qui prenaient tellement de LSD qu’on les retrouvait paumés dans une forêt à dix kilomètres du festival, en train de faire des câlins à un arbre. Le moment où on la voit coincée dans un bouchon à la sortie de Bogota m’a fait pousser les hauts cris. Elle est de profil dans sa caisse en train de patienter à un feu. « C’EST BON LA, VAS-Y C’EST VERT, PASSE LA SECONDE BORDEL DE DIEU ! », m’écriais-je dans le cinéma (intérieurement bien entendu, comme Jessica, j’étais le seul à entendre). Et ça dure cinq minutes. C’est long. Tout le film est long d’ailleurs. Deux satanées heures et seize minutes. En fait, ce n’est pas que le film est long, c’est la longueur qui devient le film. Tellement long qu’on pourrait s’en servir comme unité de mesure. Maintenant quand on me demande : « elle est longue la queue devant le laboratoire d’analyse médicale ? », je réponds : « elle est Memoria ». Et le pire dans tout ça, c’est que l’on ne peut pas dormir. C’est l’impossibilité de pioncer la plus totale. À chaque fois que l’on essaie de piquer une romance (pour reprendre l’expression de Michel Simon dans Fric Frac) les enceintes du cinéma viennent vous crever les tympans en Dolby Surround avec ces « BOOM » qui sortent de nulle part. Le film se décompose (littéralement) en deux parties. La première, qui n’a aucun intérêt. Tilda Swinton essaie de comprendre pourquoi elle a des acouphènes. Et puis on ne sait pas si elle essaie de draguer ou non un jeune pépito qui s’appelle Hernan. Il y a des trucs improbables qui se produisent, comme des gens qui mangent de l’osso bucco dans un restaurant, un chien qui traverse une rue, Jeanne Balibar, des voitures qui s’allument toutes seules dans un parking. On dirait la scène finale de Holy Motors, c’est n’importe quoi. Et puis tu as la deuxième partie, qui n’a aucun intérêt non plus. Tilda, plus vaporeuse que jamais, se retrouve au milieu de la pampa avec un autre pépito, qui s’appelle aussi Hernan, mais vieux cette fois-ci. Le mec passe son temps à écailler des poissons et à raconter des couillonnades. Cela étant, il enchaîne sur une micro-sieste qui, par la magie du cinéma et du plan fixe outrancièrement prolongé, finit par apparaître au spectateur médusé comme une macro-sieste. Le film est tellement soporifique que même les personnages qui sont dedans s’assoupissent. C'est dire. En tout cas tant mieux pour ledit personnage qui, contrairement au spectateur, arrive, lui, à dormir. Je passe sur l’apothéose finale où Api se prend pour Georges Lucas ou Steven Spielberg (pépito téléphone maison) tant à ce stade l’âme du spectateur est déjà profondément meurtrie et dépitée par les ratiocinations esthétisantes de ce paltoquet d'Api… Non j'arrête là, je plaisante. Vous aviez sans doute deviné vu la grosseur du trait. Je ne pense pas un mot de ce que j'ai dit. Veuillez m'excuser pour les grossièretés et voilà ma critique sérieuse :

Que la langue espagnole dise « pelicula » pour dire « film » est très beau. Et quand je pense à Memoria je pense en effet à une fine pellicule de peau qui vient recouvrir l’œil d’un homme ou d’une femme qui dort. Une paupière. Il ne faut pas mentir, c’est une œuvre difficile, qui demande beaucoup au spectateur. Les gens sortent pendant les films de Weerasethakul et ce n’est pas moi qui vais les en blâmer. C’est qu’il nous propose un objet si mystérieux, une expérience si complexe qu’il ne faut pas hésiter à mon avis à revenir à des choses très élémentaires pour la saisir. En gros je dirais : quoiqu’on attende d’une séance de cinéma, avec Apichatpong (on ne se lasse pas d’écrire ce prénom), ce n’est jamais ça. Ordinairement, on peut attendre d’un film qu’il nous divertisse, qu’il nous émeuve ou qu’il nous donne à penser. En d'autres termes : qu’il parle à notre corps, à notre cœur ou à notre intellect. C’est déjà beau quand il réussit à remplir honnêtement une de ces tâches, tantôt c’est l’une, tantôt c’est l’autre, parfois un peu des trois, c’est mélangé, ça se distribue différemment. On est déstabilisé par Memoria car si on est attentif à ce qui se passe en nous pendant qu’on visionne le film, il faut reconnaître que ce n’est rien de tout cela. Ne pas être diverti, on pouvait s’y attendre. Ne pas être ému un peu moins et pourtant c’est un fait, on ne ressent rien en voyant Memoria ou pas grand chose. On s’ennuie un peu, parfois on sourit. Comme quand le jeune Hernan, tout fier, dit à Jessica qu’il joue dans un groupe, que ce groupe s’appelle Depths of delusion et qu’elle lui répond que c’est un bon nom de groupe. Et puis il y a un gros blanc. Ah ah. Tout ça devant la statue du conquistador Cortez, dont le prénom était d'ailleurs, aussi, si je ne m'abuse, Hernan. Il y a de l’humour dans Memoria mais un humour pince-sans-rire, thaïlandais j’imagine, un humour très subtil. Mais du sentiment, non. De l’émotion encore moins. L’émotion est quelque chose de trop fort, de trop tapageur. Elle ne peut pas venir s’insérer dans un dispositif aussi délicat d’hypnose collective. Apichatpong c’est le magnétiseur allemand Franz Anton Messmer. Son cinéma est, à la lettre, « messmerisant ». Il nous plonge dans une sorte d’état de demi-conscience, de rêve éveillé. Il y a cette même logique décousue que celle de nos rêves, cette lenteur, ce passage illogique d’un espace à un autre, d’un temps à un autre, ces personnages qui apparaissent et disparaissent sans explication, cette atmosphère de jungle lourde et nocturne. Oui, ça ressemble à un rêve. Mais pas à un rêve loufoque de surréaliste ni à un rêve sage et coloré comme dans Yume de Kurozawa. C’est plutôt une séance d’hypnose, où l’on s’enfoncerait dans la mémoire de quelqu’un d’autre ou d’un peuple. J’ai lu des critiques qui parlait « d’expérience sensorielle » ou même « d’expérience perceptuelle » à propos du film. Au début ces expressions m’énervaient parce que je croyais y voir des formules toutes faites, un peu creuses. J’avais tort, elles sont justes. Comment le dire autrement ? On ne passe pas un bon moment, on ne ressent rien. On n’arrive même pas à réfléchir. Est-ce que quelqu’un qu’on hypnotise peut réfléchir ? Des idées, des pensées, c’est vrai le film en suscite beaucoup, sinon je ne serais pas là en train de noircir tous ces pixels, mais elles se manifestent seulement après coup, quand l'effet de l'oeuvre s’est dissipé. Memoria est bien une expérience, mais je remplacerais « sensorielle » par « spirituelle ». Une expérience « animale » au sens propre, quelque chose qui s’adresse à notre anima, à notre âme comme principe de vie, et donc principe de mouvement et de repos. Ce n’est pas pour rien que Weerasethakul filme toujours des gens en train de dormir. Ce n’est pas juste pour faire comme ce farceur de Warhol dans Sleep. J’ai l’impression que pour lui, si je puis dire, « tout est bon dans le sommeil ». Ce qui se passe à l’intérieur (le rêve, la mémorisation) comme à l’extérieur (la posture du dormeur, le visage du dormeur). C’est vrai que c’est beau, le visage d’une personne qui dort (voir Blue, avec cette femme endormie qui prend feu sans que ça la réveille, ou encore Durmiente, où Tilda Swinton s’endort), ce calme, cette impassibilité du visage qui semble dire à celui qui regarde : est-ce que tu réussiras à déchiffrer tout ce qui se passe là-dessous ? Est-ce que tu parviendras à devenir l'archéologue de mon sommeil ? Le visage-énigme. Il y a tant d’énigmes dans ce film, comme cette phrase à un moment qui m’a tant plu et intrigué. C’est quand Hernan, le deuxième, le vieux, dit à Jessica (est-ce qu’ils viennent de boire de l’Ayahuasca ?) : « je suis comme un disque dur ». Drôle d’image. Et pourtant quoi de plus naturel que de se désigner comme un appareil de conservation de données dans un film qui s’appelle Memoria ? C’est comme si Weerasethakul s’intéressait à la mémoire moins comme faculté de l’âme que comme support, comme un simple d’espace de stockage, comme une banque de sons qui ne suscitent pas d’émotion particulière. Combien de gigas de ram, Hernan ? Il faut bien reconnaître que ce motif de l’objet technique est présent partout dans l’œuvre de Weerasethakul, notamment celui de l'appareil qui permet de capter ou d’enregistrer les sons. Plus rudimentaire que le disque dur, on a le magnétophone promené de village en village dans Mysterious object at noon. Encore un magnétophone posé sur une table face au Mékong au petit jour dans Sakda (Rousseau). Appareil qui rejoue le slam/poème de l’acteur Sakda entendu juste avant. Le réel représenté deux fois, une fois tel quel, in praesentia ; une seconde fois in absentia, juste comme phénomène sonore, la beauté de la voix enregistrée, le fantôme d'une voix. Dans Memoria, il y a aussi cette scène dans le studio d’enregistrement où Jessica cherche à identifier avec l’aide du jeune Hernan le son qu’elle est la seule à entendre. Mais la véritable trouvaille du film, c’est de transformer les êtres humains (ou humanoïdes) en mémoire vivante, en appareil de captation sonore ou d’enregistrement vivant. Jessica est une sorte d’antenne qui capte un bruit dont on ignore l’origine et l'on finit par découvrir, stupéfait, que Hernan est, de son propre aveu, un disque dur qui enregistre les sons depuis l’origine de l’humanité. À quel point cette idée est-elle cool ? Elle est comme Apichatpong. Un prénom assez, voire très cool.

Donc je ne mets pas 2/10 à une oeuvre aussi belle et authentique que Memoria, évidemment, mais 9 soucoupes volantes sur 10.

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le 6 déc. 2021

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