Joe Abercrombie n'est pas "un littéraire". De son aveu propre, sa méthode d'écriture est particulière. Il commence par les dialogues, sur lesquels il se sent à l'aise, pour ensuite seulement "habiller" le reste en péripéties et descriptions. Si bien qu'il est difficile de se représenter ce que l'on lit tant l'effort n'a pas été mis là où il le faut. L'impression de lire un script de cinéma se fait souvent ressentir. Le roman est long, 720 pages, et il nous faut parfois attendre des centaines de pages avant d'avoir une description d'un personnage que l'on suit depuis le départ. Apprendre après des heures de lecture qu'untel ressemble, en fait, à ça, plutôt qu'à ce que l'on s'était imaginé tout seul, c'est à mes yeux un énorme problème. Parfois, ces descriptions sont simplement absentes. C'est par exemple le cas des Têtes-plates, créatures présentes dans l'histoire dès la première page et dont on ne nous détaillera jamais l'apparence en dehors de leur nom. Pour moi ça n'est pas suffisant. Joe Abercrombie semble avoir peur de décourager ses lecteurs, alors plutôt que d'écrire un roman, il nous balance ce qu'il pense être croustillant : les anti-héros les plus anti-héros qu'il pouvait imaginer (tout en restant en réalité assez policé), et c'est à peu près tout.
C'est un roman adolescent qui veut faire adulte. Abercrombie a décidé qu'il écrivait de la Dark Fantasy, et il compte bien aller à l'opposé des poncifs habituels. Le fameux "grim and gritty" m'apparaît dans ce roman comme une fin en soi plutôt qu'un moyen de poser une atmosphère. Les personnages sont détestables, ou laids, ou blindés de défauts, juste pour être à contre-emploi, sans que ça n'ajoute rien à l'affaire. C'est bien beau de vouloir donner dans le "Dark", encore faut-il avoir le courage de ses ambitions : la violence est rare, le sexe totalement absent. Comme si Abercrombie n'avait, finalement, pas osé "y aller", comme s'il n'avait fait que saupoudrer son histoire de paillettes faussement adultes.
L'univers même me pose problème. On nous vend un roman médiéval qui ne l'est pas vraiment. Un chapitre nous sommes avec des gens en armures et épées à deux mains. Un autre nous sommes avec des officiers en uniformes, avec des rapières, qui se lavent dans des "salles de bain". Difficile de cerner l'époque. C'est un mélange de Bas et de Haut Moyen-Âge, avec des éléments du XIXème siècle. Mais pas d'arquebuse, pas d'arme à poudre. C'est juste... très bizarre, Abercrombie n'a pas su rendre son univers cohérent à mes yeux. Le roman est blindé de vocabulaire anachronique. Le tout a rendu ma visualisation du monde très incertaine.
Qu'il est laborieux de suivre un roman sans intrigue, sans but, sans thème. J'ai passé ma lecture à attendre qu'il se passe quelque chose, attendre de comprendre. Et puis arrive la fin, et ça n'a toujours pas commencé. 720 pages pour réunir une équipe pour partir dans l'habituelle quête des romans de fantasy. Sauf qu'ici une fois le livre refermé on ne sait toujours pas de quoi il s'agit, ni même de qui sont certains des personnages principaux tant Abercrombie se plaît à ne rien raconter. Logen, l'un des héros, se prend à accompagner un sorcier, sans qu'il ne sache pourquoi, ni pour combien de temps, et ne cherche pas à le savoir. Glotka, un inquisiteur, se borne à mener une enquête dont on ne comprends pas les enjeux, sans cesser de se demander pourquoi il fait ce métier. Jezal, un officier orgueilleux, s'entraîne tout le long du roman pour un tournois dont il se moque. Qu'est-ce que c'est que ce roman dont les personnages n'ont aucune motivation personnelle propre ? Ils sont passifs du début à la fin, à faire ce qu'on leur dit de faire sans jamais sortir du chemin établi pour eux. Ce tome n'est qu'un très long prologue pour la suite, qui nous laisse entrevoir à quelques reprises qu'une intrigue qui nous échappe se déroule en arrière-plan. C'est un parti pris très étrange qui n'a pas vraiment fonctionné avec moi.
Et pourtant je vais acheter la suite. Parce que comme au poker, après avoir misé beaucoup il est difficile de se coucher. 720 pages, c'est un investissement de temps qu'il faut rentabiliser. Il doit bien y avoir une histoire quelque part là-dedans, tout ça doit bien avoir un sens, Abercrombie doit bien avoir quelque chose à raconter. En tout cas j'espère.