Tracy Chevalier, auteur originaire d’Amérique mais établie à Londres, est une habituée du roman historique. Par exemple, en 1999, son second roman La Jeune Fille à la perle (Girl with a Pearl Earring) nous racontait l’histoire de Griet, la jeune servante du peintre néerlandais Johannes Vermeer et modèle de son célèbre tableau réalisé vers 1665. Dans Prodigieuses créatures, l’auteur se tourne vers un domaine plus scientifique et s’intéresse à la découverte des créatures du passé et à la chasse aux fossiles sur les plages de la côté sud de l’Angleterre, au début du XIXe siècle. Pour être plus précis, la majorité du récit prend place à Lyme Regis, où viennent emménager Elizabeth Philpot et ses deux sœurs, Louise et Margaret, plus ou moins forcées de quitte Londres après le mariage de leur frère. Résignée à devenir une vieille fille, Elizabeth cherche à se trouver une occupation qui lui permettrait de s’approprier son nouveau territoire. C’est à l’occasion d’une promenade sur la plage que ce hobby se présente à ses pieds. « Nous étions à peine installées à Morley Cottage qu'il devint évident que les fossiles allaient devenir ma passion. » (p.33).
Le second personnage principal de cette histoire est une enfant issue d’une famille pauvre de Lyme Regis, habituée de la chasse aux fossiles et qui répond au nom de Mary Anning. Aujourd’hui, ce nom résonne dans la communauté scientifique comme celui de la femme qui a permis, dans la première partie de ce siècle, l’étude des plus incroyables reptiles aquatiques éteints, parmi lesquels l’ichtyosaure ou le plésiosaure. Dans Prodigieuses créatures, Mary n’est célèbre que pour son étrangeté. « La foudre m’a frappée toute ma vie. Mais une seule fois pour de vrai. » (p.13). En effet, c’est une miraculée, qui n’a pas beaucoup d’amis et qui passe ses journées à plonger ses mains dans le sable et dans la boue, pour ramasser et tailler des pierres qui ne représentent alors que des curiosités pour la plupart des habitants de Lyme Régis. Ces “curios”, comme elle les appelle, sont pour sa famille une source de revenu, puisque les touristes apprécient de rapporter chez eux ces étrangetés sans avoir à se baisser pour les ramasser. C’est grâce à cette passion qu’elle va faire la connaissance d’Elizabeth Philpot, avec qui elle va lier, en dépit de leurs statuts sociaux différents, une amitié teintée d’admiration. Elles deviennent partenaires de chasse et complètent leurs connaissances, Mary profitant des livres qu’Elizabeth pourra lui procurer sur le sujet des fossiles et Elizabeth profitant des connaissances de terrain de Mary.
La principale particularité de cet ouvrage se trouve dans la narration, interne et double. En effet, un chapitre sur deux, le narrateur change, passant du ton distingué et plein d’assurance de Miss Philpot au ton enfantin et parfois maladroit de Mary Anning. Le récit prenant place approximativement entre 1810 et 1824, le lecteur peut apprécier l’évolution des deux personnages, qui grandissent au fil des rencontres et des découvertes. L’une devient de plus en plus une vieille fille, persuadée que la vie n’aura plus grand-chose à lui offrir à part des fossiles, tandis que l’autre, qui devient peu à peu une jeune femme, voit apparaitre en elle des rêves d’une vie meilleure, faite de reconnaissance et de découvertes fabuleuses.
Le propos historique de ce roman se trouve dans son discours scientifique sur la zoologie et la géologie. « Je me mis à hanter les plages de plus en plus fréquemment, même si, à l'époque, rares étaient les femmes qui s'intéressaient aux fossiles. » (p.34). Cela va en fait au-delà du simple intérêt, car l’étude des fossiles est alors un environnement scientifique réservé à une élite masculine, qu’il s’agisse de scientifiques renommés, comme l’anatomiste et paléontologue français Georges Cuvier, ou de collectionneurs privés, comme le Lieutenant-Colonel James Birch. Ce roman présente donc au lecteur la lutte qu’ont pu mener des femmes comme Elizabeth Philpot et Mary Anning pour obtenir un peu de reconnaissance de la part de la communauté scientifique. Au fil du récit, les figures historiques de ce milieu se succèdent, parmi lesquelles on peut citer William Buckland, excentrique professeur de géologie à l’université d’Oxford, qui représentera dans cette histoire l’un des rares soutiens de Mary pour la promotion et l’étude de ses découvertes.
Ce cadre scientifique est rythmé par divers évènements et péripéties à caractères plus privés, qui constituent la fiction de cet ouvrage. C’est ainsi que les découvertes de monstres du passé se voient ponctuées de disputes, de rires, de doutes et d’histoires de famille. L’amitié perdue de Mary avec Fanny Miller ; ses désirs de romance avec le Colonel Birch ; les larmes de Margaret Philpot qui regrette de ne pas trouver d’époux ; la fougue de John Philpot, qui défend sa tante Elizabeth avec courage contre la communauté scientifique… C’est là le fruit du travail de la romancière dans l’élaboration difficile du roman historique : Tracy Chevalier s’attache à raconter l’Histoire en la ponctuant d’histoires.