En 200 pages serrées, Thierry Laget réalise une prouesse : retracer la fondation de l’Académie Goncourt en la replaçant dans le contexte littéraire de la fin du XIXe, montrer l’importance qu’elle a pris dans le champ en une dizaine d’années à peine, et replonger le lecteur, façon polar littéraire, en 1919. Marcel Proust aura-t-il le Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs ?

À partir d’un impressionnant travail d’archives, l’auteur reconstitue l’époque : sa presse, ses grands hommes de lettres, les manœuvres de Gaston Gallimard, les intrigues de Proust, et la violence du débat qui suivit l’attribution du prix. Ce millésime 1919 marque un véritable tournant dans l’histoire du prix Goncourt, et, disons-le, dans notre histoire littéraire : en sacrant (enfin !) un auteur qui passera à la postérité, et en l’occurrence l’auteur qui deviendra le plus grand écrivain français, le Goncourt assoit son autorité et s’impose définitivement comme le prix littéraire en France. Un siècle plus tard, rien n’a changé : les écrivains feignent, la main sur le cœur, de mépriser les prix littéraires, tout en intriguant en arrière-boutique pour en obtenir (Proust s’active, et pas seulement auprès du jury Goncourt), et ne se privent pas d’attaquer le jury qui les a ratés ensuite.

Deux personnages émergent du livre. Marcel Proust, déjà bien connu et caractérisé, ne se lève pas avant midi, tousse, est souffrant, reste couché toute la journée, ne reçoit personne. Il prononce la phrase la plus courte de sa vie quand Céleste Albaret lui annonce la bonne nouvelle : « Ah ? » (pages 92-94). Son concurrent, Roland Dorgelès, est un écrivain-soldat, favori de la presse dont il est issu, doit se consoler du prix Vie heureuse (futur Femina) et ne manque pas de tempêter de dépit (d’étaler son seum) dans la presse contre le jury Goncourt avant de l’intégrer dix ans plus tard, et de le présider de 1954 à sa mort en 1973.

Si l’on s’intéresse à l’histoire des prix littéraires (intérêt de niche, je le conçois), on sait à peu près tout ça. Ce que l’on découvre dans ce livre remarquable, c’est la violence de la presse contre le prix de Proust. La littérature est affaire de politique, et l’on a souvent résumé cette polémique à une opposition gauche-Dorgelès / droite-Proust ; les gauches préféraient la littérature de guerre de Dorgelès, et on assimila Proust à son plus fervent défenseur au sein du jury, l’affreux antisémite et député bleu horizon Léon Daudet. C’est d’abord oublier que Proust fut un dreyfusard de la première heure, ce qui constitue un léger problème de cohérence idéologique avec Daudet… Ensuite, s’il est proche des maurassiens, Daudet a visiblement plus d’influence au Goncourt qu’à l’Action française : les critiques du journal se prononcent fermement contre Proust, et pour Dorgelès – qui, à la différence de Barbusse, autre écrivain-soldat prix Goncourt, n'était pas communiste. Proust est en fait l’adversaire de deux camps : « les nationalistes, qui estiment que la littérature doit rester mobilisée, et les internationalistes, qui jugent qu’elle doit s’engager » (p. 180). La teneur des critiques, pas toujours littéraire, est à faire rougir nos petites polémiques littéraires contemporaines.

Laget a beaucoup d’humour et sa présentation des dix Académiciens dans le chapitre « Des hommes qui savent ce qu’est le roman » est absolument savoureuse. Ce livre est à la fois remarquable pour son écriture, très fluide, extrêmement riche et exacte sans la rigueur froide du style universitaire – ça se lit comme un roman – et la plongée qu’il offre dans l’histoire littéraire. Aujourd’hui, alors que la littérature est réduite à portion congrue, les écrivain·es font semblant de s’apprécier par corporatisme et esprit de survie. Il y a à peine un siècle, la littérature était une affaire sérieuse. Retrouvera-t-on dans les archives et les correspondances des écrivain·es contemporain·es de tels jugements ?

[À propos de J.-H. Rosny jeune, académicien Goncourt] Il lui manque toujours on ne sait quel élan. Les plus aimables disent que ses livres « se laissent lire ». Les plus francs : « On voit bien que l’auteur a eu du talent ». Et les plus cruels : « On peut bien se demander si un homme digne de ce nom passerait volontiers beaucoup de temps dans sa vie à lire de ces livres-là » (p. 36)
antoinegrivel
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le 4 mars 2024

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Antoine Grivel

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