Faisons-nous plaisir
Certains livres donnent à réfléchir alors même qu’on est en désaccord avec leur contenu. Ils posent des questions essentielles, ils attaquent les choses à la racine, ils défendent une vision...
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le 6 août 2021
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Certains livres donnent à réfléchir alors même qu’on est en désaccord avec leur contenu. Ils posent des questions essentielles, ils attaquent les choses à la racine, ils défendent une vision cohérente (ici une vision de l’art), sans avoir peur de tailler dans le vif, ce qui est souvent très stimulant. Étant passionné par les questions de jugement esthétique, j’ai dévoré cet opuscule incisif, synthétique et bien écrit, alors même que sa thèse centrale est vieillie et maladroite.
Plutôt que de critiquer en détail la démarche de Tolstoï, j’ai préféré en prolonger la réflexion, profiter de cette lecture pour remettre à jour les questions qu’il pose, ce qui me semble après tout bien venu sur une plateforme comme Sens Critique, qui ne cesse de rejouer chaque jour le jeu du j'aime, j'aime pas.
Qu’est-ce que l’art ?
Définir l’activité artistique, sans partir d’un problème précis, correctement délimité, me semble très difficile. Je pense d’ailleurs que c’est un peu vain. Entre les « arts » qui sont temporels et ceux qui ne le sont pas (cinéma d’un côté et peinture de l’autre par exemple), ceux qui sont basés sur la fiction et ceux qui ne le sont pas (roman/musique), ceux qui passent par l’image ou la représentation et ceux qui utilisent le symbole écrit ou le son, on trouvera au moins autant de différences que de points communs entre ces activités.
On sait qu’aujourd’hui, certains n’hésitent pas à parler d’une dizaine de catégories artistiques, dans lesquels ils insèrent notamment les jeux-vidéos, la bande-dessinée, voire la télévision (quelle bonne blague). Après tout pourquoi ne pas y ajouter l’art culinaire, la dégustation du vin, le sport, enfin un peu toutes les activités humaines dans lesquelles s’insère vaguement un jugement de valeur du genre « c’est beau, c’est bon ou ça me plaît ». Et qu’est-ce qu’on va trouver en commun à tout ça ? (À part le jugement de valeur, justement).
Cette tentative de définition est d’autant plus difficile que tout est devenu très confus au cours du XXe siècle, à la suite du développement des médias de masse, ainsi que de la propagande qui leur est associée.
Lorsqu’il doit discuter de son rapport à « l’art » (le mot sonne déjà comme le nom d’un continent lointain), en cours de philo de terminale par exemple, ou dans une discussion informelle, l’individu ordinaire pense avant tout à ses expériences cinématographiques et musicales (qui sont les domaines les plus représentés sur ce site par exemple). À peu près tout le monde écoute de la musique et visionne des films, alors qu’une partie moins importante de la population lit des romans ou de la poésie, une partie encore moins importante va au théâtre ou à l’opéra, et une partie encore moins importante fréquente assidûment des musées pour découvrir des tableaux ou toute sorte de production venant des arts plastiques dits contemporains (que l’on connaît aujourd’hui beaucoup plus par les livres et les images que par leur fréquentation directe). Le cas de la photographie est très particulier, puisque presque tout le monde la pratique (bien ou mal c’est une autre question) et cela affecte largement sa réception. Quant à la sculpture et l’architecture, la première est mal connue, en tout cas très peu populaire, et la seconde est grandement subordonnée à l’urbanisme contemporain.
Donc l’art, aujourd’hui, c’est d’abord le cinéma et la musique qui sont deux activités soumises aux principes des industries culturelles. Ce sont des pratiques de masse, associées avant tout au divertissement, destinées à capter l’attention, à attirer des consommateurs, à vendre des plages de publicité. Beaucoup de morceaux ou de films sont des produits consommables et les industries visent le fantasme de l'objet reproductible à l'infini, source de profit dépourvue de risque. La production et la diffusion sont mêlées à des enjeux financiers importants. Ces pratiques se plient à des stratégies marketing très prononcées, à des politiques de promotion agressives et concurrentielles, à des logiques de rentabilité évidentes. Elles sont basées sur la reproduction (aujourd’hui numérique) des objets (il n’y a pas d’original) et leurs produits sont facilement accessibles à l’ensemble de la planète.
Donc quand on dit cinéma et musique avant tout, ça risque d’être plutôt Marvel et Michaël Jackson que Pasolini et Debussy ( ne serait-ce que pour leur visibilité).
Un film ou une musique sont des objets temporels, qui épousent le temps de la conscience, qui peuvent coïncider avec lui et nous rendre extrêmement malléables quant à leur contenu. Ce sont des objets paradoxaux, qui ne demandent pas toujours d’effort pour être appréciés, et dont le pouvoir hypnotique est difficile à nier (ce n’est pas pour rien que le cinéma et la radio ont lancé le règne d’une propagande plus imposante que jamais).
Rajoutons que n’importe quelle musique, de Chostakovitch aux Beatles, de Vivaldi à Mariah Carey, peut être entendu sur une publicité de jambon ou de lessive, pendant que certains films font du placement de produit (James Bond et BMW). Des émissions de télé ont pour générique la Bande Oiginale d’un classique du cinéma, et le Louvres ressemblera bientôt à DisneyLand Paris. D’un autre côté, dans le monde fantastique de l’art contemporain, une banane accrochée au mur avec du scotch par Maurizio Cattelan se vend dans les cent mille euros et la sculpture invisible de Salvatore Garau autour de quinze mille euros (il n’y a aucune sculpture).
Dans une société d’industries culturelles, il est donc difficile de s’y retrouver, de définir l’art, de le circonscrire, de même qu’il est difficile de construire l’attention et de développer une culture esthétique, une culture artistique qui n’ait strictement rien à voir avec le divertissement, le business, le succès, le zapping, la rentabilité, où tout simplement le grand n’importe quoi.
Ce paysage général ne fait que multiplier les questions que l’on peut se poser à proposer de ces étranges objets que l’on nomme artistiques. Faisons un petit tour d’horizon, forcément incomplet, pour essayer de lever des paradoxes.
Les pièges sociaux autour du goût
Il arrive parfois que l’on mente en énumérant nos films, nos livres ou nos musiques préférés. Soit parce que répondre Le Gendarme à St Tropez ou Jean-Jacques Goldmann, ça fait plus con que de répondre 2001 l’Odyssée de l’Espace ou Miles Davis, soit pour les raisons inverses (ça fait pédant de répondre que ton film préféré est un Mizoguchi). On ment aussi parce qu’on a peur d’avouer qu’on a jamais vu un classique (Shining, Citizen Kane, Pulp Fiction, ou je ne sais quoi), ou lu un livre que tout le monde a lu et qui est un minimum estimé (1984 pourrait être un exemple). On ment pour se la raconter, pour séduire, pour avoir l’air intelligent, pour pas être pris pour un plouc, pour avoir raison etc. On ment pour défendre un statut (Je suis prof de lettre et je n’ai jamais lu Madame Bovary, je suis critique de cinéma et je n’ai jamais vu Citizen Kane, je suis toujours considéré comme le plus intelligent de la famille mais mon cousin inculte me parle de la neuvième symphonie de Beethoven que je n’ai jamais écoutée, etc).
Ce n’est pas Bourdieu qui nous a appris que l’art servait à se distinguer socialement. On regarde certains films pour appartenir à un club fermé (ou on en regarde des centaines par mois pour pouvoir avoir un gros compteur et se démarquer), on va voir telle exposition ou telle pièce de théâtre pour se hisser dans un groupe, se sentir plus fort, pour imiter le voisin ou faire comme les autres. On aime voir des références que personne ne voit, se reconnaître avec un petit sourire en coin à la mention d’une réplique obscure. Ça peut être un signe de valorisation, on se sent intégré, on se sent supérieur, on se sent intéressant, on se sent dans le coup (ça commence dès la cour de récré où ne pas avoir vu le film que tous les autres ont vu peut te mettre hors jeu). Bach ne m’intéresse pas, mais je vais l’écouter pour avoir l’air de quelqu’un qui s’y connaît, quelqu’un qui peut donner l’air d’avoir du bagage. Je regarde quatre films par jour, je n’arrive même plus à distinguer les intrigues, mais au moins les gens me reconnaissent comme un cinéphile, une personne qui s’y connaît et c’est cool, je me sens important. Je ne vais jamais au cinéma mais le dernier succès dont le monde parle, je vais forcément l'aimer. Etc.
On va aussi pouvoir se sentir appartenir à une caste si on aime des œuvres plus compliquées, plus raffinées, plus recherchées. Vivaldi ou Victor Hugo, ça fait plus un peu plus plèbe que Mahler ou James Joyce. Françoise Hardy et Harlen Coben, ça fait plus bouseux que Erik Truffaz et David Foster Wallace. La notion de compréhension fait son apparition. Si on a pas aimé une œuvre de Steve Reich, de Thomas Pynchon, de Pierre Boulez, de James Joyce, de Sophie Calle, c’est qu’on n’a pas compris, on est un philistin, un paysan aux pieds plats. La conséquence, c’est que si tu comprends, tu aimes forcément (ce qui est tout de même étrange, pourquoi comprendre et ne pas aimer semblent ici incompatibles ?).
J’ai souvent remarqué qu’en cinéma, des noms comme Kubrick, Scorsese ou Tarantino marchaient assez bien pour se donner l’air d’un connaisseur alors qu’on sait qu’on y connaît rien. Ils servent de ticket pour essayer de gagner quelques points en société. En effet, certains de leurs films sont accessibles et plaisants, de vrais films du samedi soir. Mais en même temps, sans qu’on soit trop en mesure de dire pourquoi, ils ont l’air signés. Il y a quelque chose qui nous dit que ces gens ne font pas que du divertissement, qu’ils font du cinéma, du vrai quoi. Est-ce que c’est le cadrage, le montage, le scénario, la lumière ? On en sait rien, on ne se répand pas dans les détails, mais il y a une touche, peu importe quoi, qui nous dit que c’est plus sérieux que Harry Potter et James Bond.
Les films peuvent aussi devenir cultes et créer des pratiques parallèles (modes vestimentaires, gestuelles, langagières etc) qui produisent des phénomènes d’identification. On peut, par ce biais, se mettre à aimer un film avant même de l’avoir vu.
Je ne vais pas éplucher tous les effets sociaux qui interviennent dans nos jugements esthétiques ou dans la formation de notre goût. Il s’agit surtout de se rappeler qu’ils existent et qu’ils sont souvent mal perçus, ou du moins de manière partielle.
Le rôle de la critique, des connaisseurs et du canon.
Je suis toujours fasciné par les jurys de festival et l’écart qu’il y a entre leur plate composition et l’aura qui émerge des récompenses décernées. Cette année, par exemple, Mylène Farmer (??), Mélanie Laurent ou Tahar Rahim étaient dans le jury du festival de Cannes. Qu’est-ce qu’on en à cirer de leur avis ? Qu’est-ce que ça vaut de plus que celui d’un groupe de gens dégourdis présents sur Sens Critique ? Ai-je manqué quelque chose sur la profondeur de leurs visions respectives du cinéma ?
Tout ça est évidemment ridicule. Mais le problème se pose souvent tout autant pour les critiques ou les mandarins qui promeuvent telle œuvre plutôt que telle autre (dans une revue, à la radio etc). Justifient-ils souvent leurs choix ? Qui sont-ils pour nous expliquer que ceci est mieux que cela ? Qu’ont-ils prouvé par le passé pour revendiquer cette place de « passeur » privilégié ? Ont-ils eux-mêmes déjà tourné des films ou écrit des romans ?
Pour l’anecdote, j’ai fait par hasard la connaissance, il y a quelques années, de gens qui écrivent aujourd’hui dans les Cahiers du cinéma. Notamment une personne, reconnue dans le milieu de la critique, qui me paraît incarner le comble du néant. Je crois n’avoir jamais rencontré quelqu’un d’aussi handicapé socialement (au point d’en être très mal poli, détesté de la plupart des gens qui le croisent), d’aussi inintéressant, d’aussi peu enclin à la discussion (sur le cinéma ou autre, il ne parle de rien). Un vrai légume qui vous endort en deux minutes lorsqu’il prend la parole dans des conférences. Une personne sans chaleur, sans passion, sans intelligence humaine, sans intention de transmettre quoi que ce soit. Or cette personne, par écrit, donne des prescriptions à d’autres personnes sur les films à aller voir ou pas. Ça me fascine. Je trouve ça fascinant. Et les autres lurons rencontrés autour de lui étaient tout aussi visqueux, suants, un peu du genre à lorgner le sous-tif d’un mannequin démembré dans le coin d’un supermarché mal éclairé. La crème de la crème.
Malgré ce genre de « dérapage » plutôt grotesque, on admet souvent qu’il y a (quand même) des gens qui s’y connaissent et d’autres moins. Qu’il y a des gens qui sont plus à mêmes de parler de tel ou tel domaine, parce qu’ils l’ont parcouru par curiosité ou par passion, parce qu’ils l’ont un peu étudié, parce qu’ils y ont consacré du temps, parce qu’ils s’y sont essayé, parce qu’ils sont en mesure de développer leur avis sur le sujet (c’est d’ailleurs le critère minimum qui semble malheureusement le plus pertinent).
Mais parmi ces gens qui s’y connaissent, personne n’est tout à fait d’accord. Un tel juge que Bach est un imposteur, l’autre que c’est le plus grand génie de l’histoire. Un tel encense Zola alors que l’autre trouve que c’est un romancier médiocre. Chaque domaine peut se targuer de dresser un canon d’œuvres références, mais chacune de ses œuvres pourra être détestée par des gens qui s’y connaissent. Est-ce que cela remet en question le canon ? Et à quoi sert un canon (même suggéré) ?
Ce genre de dissensions soulève des questions qui me semblent passionnantes.
Le rôle de la pratique
On ne peut pas critiquer si on n’a pas pratiqué. Et à l’opposé : on a le droit de critiquer même sans avoir pratiqué. Voilà deux positions souvent entendues. La deuxième plus souvent que la première, puisqu’il y a moins de gens qui pratiquent que de gens qui critiquent. Que valent-elles ? Sont-elles réellement inconciliables ?
J’ai toujours trouvé cette opposition étrange. Il est évident que l’on peut critiquer tout ce qu’on veut sans jamais avoir pratiqué. Mais il est aussi évident qu’on a une perception souvent différente si on a pratiqué un art. Un musicien n’entend pas la même chose qu’un non musicien dans un morceau un minimum élaboré et, avec une volonté égale d’être sincère dans sa critique, le musicien pourra atteindre quelque chose que le non musicien ne pourra pas.
Par exemple, un musicien pourra défendre que le jazz (en général) est une musique participative. Elle prend beaucoup plus de sens pour ceux qui sont capables de jouer d’un instrument, de proposer une improvisation, de juger de celle qu’ils écoutent, de reprendre les thèmes traditionnels (summertime, autumn leaves, my funny valentine etc) et d’offrir leur propre version, que pour un simple auditeur non musicien qui écoute ça assis dans son salon.
Une personne qui a déjà essayé de faire un film, qui connaît tous les obstacles à franchir pour y parvenir, de l’écriture au mixage, de la demande de finances à l’étalonnage et à la recherche d’un diffuseur, l’énorme coopération demandée, saura proposer un angle de vue différent sur ce qui a pu fonctionner ou non dans un film qu’il voit. Il pourra être plus indulgent pour certains défauts qu’il ne jugera pas pertinents, il pourra voir les harmonies des différents corps de métier. Il verra le film avec une pénétration plus profonde du geste pratique.
Cela permet de faire au moins une distinction : la critique peut être faite pour juger (donner son avis, faire des recommandations) mais elle peut aussi servir à prescrire des pratiques concrètes, à tracer des voies pour ceux qui mettent la main à la pâte, elle peut chercher à améliorer un art, à donner des recommandations. Souvent le simple avis ne permet pas de faire ça.
Y a-t-il beaucoup de critiques constructives ? Dont le but est d’améliorer un potentiel ? Et dans ce cas est-ce que connaître un peu le métier n’est-il pas nécessaire ?
Dans un autre style, on pourra s’étonner de voir tous ces universitaires épiloguer sur des romans jusqu’à remplir des bibliothèques, alors qu’ils sont incapables d’en écrire un seul (ce qui les amène souvent à les dénaturer complètement, par manque de sens pratique).
Le statut des « artistes »
Les cinéastes, acteurs, écrivains, musiciens, gens de théâtres jouissent en général d’une incroyable immunité (en tout cas en France) par rapport à leur statut de créateur. Ils ont une position sociale importante, ils ont des privilèges, des subventions à foison, parfois des revenus hors normes (s’ils ont un minimum de succès). Ils sont vus comme des personnes qui comptent. Ils ont souvent une tribune publique. Ils ont une vraie côte symbolique (être artiste c’est génial, même si tu fais de la merde : faites l’expérience en covoiturage. Dites que vous êtes cinéaste, écrivain, musicien, acteur, les gens vont trouver ça incroyable, alors que vous pourriez écrire du vrai caca, jouer comme un cul, chanter du PNL etc). Ils peuvent dire ce qu’ils ne font pas, s’en mettre plein les poches, vivre comme des pachas, jouir d’un véritable pouvoir et, contrairement aux politiques, on ne leur en veut pas trop.
Ainsi cela ne nous dérange pas trop de voir (par exemple) Marion Cotillard jouer une pauvre exclue (dans un film des Dardenne) alors qu’elle est l’actrice française la mieux payée à ce moment (ce qui veut dire qu’elle gagne beaucoup d’argent). DiCaprio peut continuer à nous servir sa soupe écologique alors qu’il vit comme un Calife. Et, dans un autre style, qui s’insurge vraiment de toutes les magouilles qui règnent dans le monde de l’édition, dans les milieux littéraires, l’entre-soi des critiques et des écrivains, qui se lèchent les furoncles dans les colonnes de journaux et se donnent des prix comme on s’échange des pin’s ? Comment tirer la moindre leçon, la moindre impression vraie et sincère de ce genre de confusion ?
Ajoutons que la plupart des gens qui écrivent des romans ou font du cinéma (dans la partie réalisation ou scénario) sont issus de classes « supérieures » (au sens vague). Peu d’entre eux ont travaillé chez Auchan ou nettoyé les toilettes chez Burger King pendant plus d’une semaine. Ils ont beau avoir eu une vie normale, elle est moins normale que la nôtre, ou alors ils l’ont vite oubliée. Cela ne les empêche pas de vouloir mettre en scène, très souvent, et de manière bien lourdingue, les gens ordinaires (type Dany Boon ou beaucoup de gens dans le cinéma français)
En général, leur image est éclatante et on les idolâtre de manière parfois inquiétante.
Tolsoï parle de l’enterrement de Pouchkine dans son livre. Il parle de l’étonnement d’un paysan devant l’honneur porté à un homme aux mœurs légères. Il s’interroge sur l’étrange exemple donné aux gens ordinaires par le culte porté aux artistes, qui sont souvent des libertins, des gens avides de gloire, des égoïstes, des parvenus, des gens sans morale, ce à quoi on pourrait ajouter aujourd’hui, pour certains, des opportunistes, des imbéciles, des gens qui profitent allègrement du système.
Je me souviens d’un discours du maire de Roubaix qui prenait le « chanteur » Gradur comme exemple pour la jeunesse, comme exemple de quelqu’un qui s’en était sorti. Tout en sachant que ce joyeux luron chante des paroles dignes d’un enfant de six ans misogyne et homophobe à souhait Est-ce qu’il n’y a pas un problème quelque part ?
On pourrait également s’interroger devant les honneurs reçus par Jean-Philippe Smet, en France, lors de son enterrement, digne de celui d’un Victor Hugo. Je ne parle pas du culte voué à une personne dont le talent est discutable. Je parle (comme Tolstoï) du culte voué à une personne qui aura vécu une vie si éloignée de celle des gens normaux, une vie que peu oseraient conseiller à leurs enfants. Une vie où le sexe, les substances illicites, le blé et toutes sortes de privilèges conformistes que la plupart jugeraient pourtant obscènes et ridicules ont bien dû s’accumuler paisiblement. Pourquoi mettre une telle personne sur un piédestal ? Pourquoi cette dissonance ?
Peut-on démontrer qu’une œuvre est meilleure qu’une autre ?
C’est une question vraiment plus compliquée qu’il n’y paraît. Kant l’évoque dans sa Critique de la Faculté de Juger pour essayer d’expliquer, justement, pourquoi il n’est pas possible de prouver ce genre de choses (on le sait tous intuitivement). Le goût se marie mal avec une vérité démontrable. Mais est-ce que ça veut dire qu’il n’y a pas de vérité en la matière ? Est-ce que cela veut dire qu’on est réduit à dire qu’on aime ou qu’on aime pas, à le constater, ou simplement à décrire notre impression ? Et dans ce cas comment savoir qui a raison ? Est-ce qu’il s’agit d’avoir raison ?
On se prend parfois à dire que des œuvres expriment une certaine vérité. Mais pourquoi dans ce cas cette vérité, si elle est vérité, n’est pas perçue par tous, acceptée par tous ? Pourquoi même ceux qui ont les moyens de la percevoir ne la perçoivent pas tous à l’unisson ? De quel type de vérité parle-t-on donc ici ?
L’aspect technique, l’originalité (toujours très difficile à établir, souvent factice), l’émotion ressentie, parfois l’aspect moral, philosophique, politique (est-ce que cette œuvre m’a édifié?) serviront à décrire en détail notre point de vue. Mais souvent, on pourrait dire exactement le contraire et être tout à fait crédible.
La critique n’est pas une science (du tout). Et cela nous mène parfois dans des impasses au fond desquelles il est difficile de manœuvrer.
Pourquoi est-il pourtant si rare d’accorder la même valeur à Beethoven et Mylène Farmer ? À Hitchcock et Jean-Marie Bigard ? À Shakespeare et à Beigbeder ?
Évidemment, lorsqu’on rapproche des exemples extrêmes, il y a quelque chose qui sonne faux. Mais, avec des noms moins contrastés, on est tout de suite plus embêtés pour séparer les torchons des serviettes. Il y a pourtant des idées que l’on peut défendre pour identifier des œuvres valables. La recherche d’une vérité essentielle. Le courage de l’intention. Le contournement des lieux communs. La recherche d’une voix propre pour dire ou montrer le monde tel qu’on ne le voyait pas avant. Etc.
Mais il y aura toujours un doute.
À cause de cette gêne, il existe des gens qui défendent, peut-être par paresse ou par peur de s’engager, par peur de défendre une certaine idée de la culture, un hyper subjectivisme du goût, un relativisme absolu. C’est la bonne veille marotte : des goûts et des couleurs on ne discute pas, ou chacun ses goûts.
Or, est-ce que cela est-il réellement tenable ? Pourquoi y a-t-il des œuvres que l’on ne mettra jamais sur le même plan, si on les connaît ?
Il se joue là une articulation entre individu et collectivité, entre avis personnel et culture commune qui est souvent mal perçue. Un équilibre entre synchronie et singularité qui est au cœur du phénomène d’individuation psychique et collectif. Sans étalon, sans communauté de valeurs, serait-on en mesure de juger ? Sans idée de ce qui est beau, bon, sublime, grandiose, intéressant, des idées partagées par d’autre, comment pourrait-on aimer une œuvre ? N’est-ce pas le propre d’une culture de se donner une image d’elle-même ? De pouvoir avoir honte d’elle-même ?
C’est peut-être même un aspect « politique » de l’art, au sens de la formation et du maintien d’une communauté. Donner son avis sur une œuvre, le rendre public, c’est aussi dire un peu de la société dans laquelle on souhaite vivre (une société dans laquelle Norman fait des vidéos est un artiste, par exemple, ça dit quelque chose de cette société)
Pourquoi tu as secrètement envie que les autres partagent ton avis ?
J’ai toujours été fasciné par cette tendance naturelle, ce prosélytisme implicite. Quelqu’un, dans une soirée arrosée, ose prétendre que tel film ou telle œuvre, que l’on considère comme un chef-d’œuvre, est une sombre bouse, et tout de suite, il se passe quelque chose, on est saisi aux tripes, on juge cela inacceptable, on se récrie, on tape du poing sur la table.
D’une manière plus nuancée, il est très difficile de porter aux nues une œuvre quelconque, de l’adorer, sans penser que plein d’autres gens vont l’adorer avec nous (et surtout qu’ils auront raison de le faire), sans penser que les autres sont (un peu) des philistins.
Sur un site comme sens critique, il est pénible de lire une critique de quelqu’un qui a détesté notre film préféré. On n’a pas envie d’être son ami. On fait la gueule. On ne va pas aller lire ses textes. On a envie de lui envoyer un colis piégé.
Quelle est la place du plaisir dans notre rapport aux œuvres ?
Imaginez-vous en train d’éclater de rire ou de passer un bon moment devant un film considéré comme vraiment con et, à l’inverse, de vous faire horriblement chier devant un chef-d’œuvre canonisé. Ça nous est tous plus ou moins arrivé. Mais alors quoi ? Est-ce que ça veut dire que le film couillon est meilleur ? Ou que vous êtes vous-mêmes un peu con?
Il nous arrive également de valoriser des œuvres pendant lesquelles on s’est ennuyé. Sommes-nous masochistes ?
Tolstoï parle de ce problème assez bien. Beaucoup de théories esthétiques, médiocres ou pas, en parlent. Quelle est la place du plaisir dans le jugement de goût ?
Si le plaisir était prépondérant, il nous conduirait facilement aux impasses relativistes déjà citées. Mais surtout, il rendrait difficile toute confrontation avec une vision du monde différente. Il rendrait difficile la véritable rencontre, qui est toujours étrange et mâtinée de crainte. Les grandes œuvres nous bousculent, elles nous heurtent, elles nous placent dans le doute, elles peuvent changer notre perception, elles peuvent nous aider à interroger sur notre vie. Est-ce que cela fait plaisir ?
Et pourtant l’esthétique, aujourd’hui, ne peut pas se détacher complètement de la notion de plaisir. On n’aime rarement une œuvre qui nous dégoûte, qui nous fait vomir (quoi que, dans les films d’horreur). Notre idée de l’art est un peu basée sur ça. Lorsque l’art était essentiellement religieux, le plaisir n’avait pourtant pas cette place importante.
Et Tolstoï dans tout ça ?
Tolstoï défend une vision morale de l’art, qu’il associe à la religion chrétienne. Même si son point de vue est daté et en partie inaudible (voire grotesque et dogmatique), je ne me sens pas si éloigné que ça de sa position, si on en retient l’essentiel (sans aucune référence à la religion), au moins pour les arts du sens, les arts de fiction. Ils ne doivent pas faire la morale, évidemment, ce qui est nuisible et inutile. Mais ils doivent la mettre en jeu. Ils doivent plonger au cœur de l’action humaine et de ses contradictions, sans pédantisme inutile. Faire éclater une vérité qui, elle, indirectement, a une certaine portée morale ou métaphysique.
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le 6 août 2021
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