Un abrégé brillant, riche de réponses et riche de questions

Par nature méfiant vis-à-vis du concept d'Occident, auquel on veut trop souvent nous renvoyer pour nous faire oublier l'Europe et repousser le monde orthodoxe dont les stratèges anglo-saxons ont toujours voulu nous couper depuis l'époque du "Grand jeu", je n'en demeure pas moins séduit par cet opuscule, ce qui relève du tour de force. Nemo décrit de façon brillante ce qui a fait l'Occident, et ce qui confère à cette appellation une réalité socio-historique indéniable derrière l'instrumentalisation qui en est parfois faite. Retour lapidaire sur les cinq étapes que relève l'auteur :

1) La Cité grecque rompt avec la monarchie sacrée, et conduit à un éclatement des attributs du pouvoir (justice, police, autorité spirituelle...) qui appelle à une nouvelle forme d'organisation politique où prime la nécessité de convaincre pour gouverner. De là une première promotion de la raison (même lorsque son apparence creuse la supplante sous la forme de la sophistique) dans la conduite des affaires humaines, et une métamorphose de la religion, qui est dégagée de tout rôle politique et peut commencer à se concevoir plus verticalement, non comme le ciment social de la communauté mais avant tout comme un rapport de l'homme à la transcendance. Cette distinction entre raison gouvernante et transcendance religieuse se double d'une dictinction entre le monde naturel (physis) et celui des institutions humaines (nomos), désormais considérées comme réformables et non asujetties à un ordre inscrit de toute éternité. Les Grecs inventent donc la politique au sens contemporain du terme, une égalité devant la loi signant par ailleurs l'apparition d'un homme abstrait, le citoyen, défini d'après ses droits et ses devoirs civiques. La science apparaît elle-aussi, et à sa suite l'école qui la transmet.

  • 2) Rome invente pour sa part le droit privé, nécessaire dans un empire multiethnique où aucun fonds culturel commun ne peut organiser spontanément les relations entre les sujets de l'empire de façon harmonieuse. Cette révolution du droit, que l'auteur juge injustement sous-estimée par l'historiographie et dont il assimile l'importance à celle du « miracle grec », entraîne à sa suite l'émergence de l'idée d'une personne humaine, puisque « les vies individuelles cessent alors de se fondre dans l’océan du collectif » à travers les trajectoires de vie qu'esquissent la répartition de la propriété privée et son évolution dans le temps.
  • 3) Le christianisme est quant à lui une double révolution éthique et eschatologique : il refuse, pour la première fois dans l'histoire humaine et en forme d'aboutissement du judaïsme antique (le judaïsme rabbinique est une toute autre affaire, soit dit en passant), le Mal comme un donné intangible, et adopte une approche éthique qui enjoint le fidèle à lutter pour améliorer le monde en marchant dans les pas du Christ. De là s'ouvre l'histoire, trame nécessaire à la lecture des conséquences de l'action humaine dans le temps, action humaine désormais devenue l'aune par laquelle sont jugés nos mérites et la possibilité de notre salut.
  • 4) La réforme grégorienne et ses suites, que Nemo appellent « révolution papale », est elle-aussi une forme de réhabilitation de l'action humaine dans le monde, à rebours du pessimisme de saint Augustin, pour lequel seule la grâce divine pouvait sauver une humanité par trop souillée dans sa nature par le péché originel, en dépit de toute la volonté de l'homme de faire le bien. De là une césure avec le monde orthodoxe, qui valorise toujours davantage quiétisme et contemplation, au détriment de l'idée d'un agir efficace dans la voie du salut. En Occident au contraire, le salut étant davantage considéré comme atteignable par l'effort individuel et une tension en actes vers le Bien, une rationalisation de la conduite humaine (qui doit être calibrée afin de soulager effectivement la souffrance du Monde) est valorisée pour la seconde fois selon la matrice grecque, trandis que le droit romain est exhumé, la mise en place d'un État de droit (c'est-à-dire un État normé selon des choix humains et non des diktats naturels) retrouvant tout son sens dès lors que l'on accorde de l'importance aux choix opérés par l'homme dans l'établissement d'une société plus juste.
  • 5) Enfin vient la démocratie libérale, synthèse des influences précédentes, dont le nexus repose selon Nemo sur l'idée qu'un ordre social spontané est supérieur en termes d'efficience à tout ordre prétendu « naturel » ou insituté et contrôlé par un pouvoir central unique. Ainsi en sciences (domaine où personne n'osera le réfuter) où l'histoire a montré sans ambages que l'émulation d'esprits brillants laissés libres de leurs innovations théoriques est seule à même de produire une maîtrise croissante sur le monde - d'où un libéralisme intellectuel. Ainsi (peut-être, et là les débats font rage même si votre serviteur est lui-aussi libéral) en matière économique, où l'activité libre d'agents à la recherche de leur propre intérêt pourrait bien être le moteur optimal de la croissance et de l'amélioration de notre sort sur le plan matériel - d'où un libéralisme économique. Ainsi enfin, du libéralisme politique et de la démocratie, son incarnation institutionnelle, où le constitutionnalisme – qui enclot l’État dans les limites d’une Constitution - permet de prévenir l’acéphalie du régime où l’unité de décision liée à la présence d’un seul chef n’est plus, et ainsi d’éviter l’anarchie. Ainsi peut-on recueillir les avantages du pluralisme politique, notamment la prise en compte d’opinions novatrices ou la mise en place d’alternances qui résorbent les crises internes. Valeur de la personne humaine (ce qui justifie le vote individuel), valeur du droit (ce qui justifie l’État de droit, la préférence du recours au droit sur les hiérarchies naturelles) et la pratique du formalisme juridique hérités de Rome et du droit canonique, ainsi que la conviction en les limites de la raison humaine (y compris celle des rois et des personnages illustres) sont des critères nécessaires d’apparition de la démocratie libérale, que seul l’Occident présentait.
  • Kloden
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    le 7 nov. 2024

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