Quand, en 2005, le monde abasourdi apprend que Denis Donaldson, figure majeur de l'IRA provisoire, artisan comme d'autres du processus de paix qui mena aux accords de Belfast, a collaboré pendant 25 ans avec les services britanniques, Sorj Chalandon, comme beaucoup, se sent trahi. Car Donaldson était son ami, son Irlande. Devenu un paria, reclus à Killybegs dans la maison de son enfance, il sera assassiné quelques mois plus tard... Pour exorciser sa douleur, tenter de comprendre, Chalandon va écrire, se projeter dans une fiction librement inspirée des faits vécus. Il sera Antoine, luthier parisien, Denis sera Tyrone, soldat de l'IRA et traitre à son pays.
Dans "mon traitre", Chalandon raconte ce drame avec les yeux d'Antoine, c'est-à-dire les siens. Trois ans plus tard, il revient avec "retour à Killybegs", et se place cette fois dans la peau de Tyrone. Les deux romans se complètent, s'éclairent l'un l'autre, forment un diptyque poignant, fascinant à découvrir d'une traite pour la dualité des points de vue qu'il offre.
Le basculement de narrateur entre les deux romans illustre le chemin parcouru par Chalandon : "mon traitre" est le roman de la colère, celle de Sorj/Antoine trahi mais qui parvient malgré tout à garder vivant son amour pour l'Irlande ; "retour à Killybegs" est le roman de la compréhension, de l'acceptation, du deuil sinon accompli, du moins bien avancé. C'est le roman de l'empathie, du besoin de voir avec les yeux de l'autre, de toucher ses pensées tourmentées, de ressentir sa culpabilité insupportable ; un effet de miroir filtrant qui lui permet enfin de voir en Denis/Tyrone une victime de cette sale guerre. Sans cacher ni juger les crimes des deux parties, il pose un regard intelligent sur la guerre, préférant en souligner les conséquences sur les êtres qu'elle broie immanquablement que de lui chercher une justification. Une forme de prologue à Antigone, qu'il revisitera avec brio dans "le quatrième mur" autour d'un thème similaire.
Pendant l'entracte de son diptyque, Chalandon achève également sa mue. On le quitte après "mon traitre" en journaliste-écrivain, chenille à l'écriture encore hésitante, bien que sans doute profondément marquée par l'émotion sourde ; on le retrouve trois ans plus tard en écrivain-journaliste sorti du cocon, avec un texte très abouti, fruit d'une plume qui s'émancipe. Ses phrases gagnent en longueur, en profondeur, en percussion, en rythme ; en expérience, en talent, tout simplement. "Retour à Killybegs" est un grand roman, récompensé avec raison à sa sortie (Grand Prix du roman de l'Académie française).
"Le quatrième mur", paru en 2013, confirme cet envol : qu'on se le dise, Chalandon est désormais une voix majeure de la littérature française.