J'ai entendu parler de Didier Eribon il n'y a pas si longtemps lors d'un cours de philo sur la sociologie holiste. Le prof nous a raconté l'histoire de Retour à Reims, et j'ai de suite fait l'analogie avec Edouard Louis (Qui a tué mon père). Très rapidement je me suis aperçue que l'essai était justement préfacé d'un entretien avec E. Louis. Il y raconte à quel point cet essai a changé sa vie, l'a poussé à écrire, et c'est ce qui lui a permis de développer dans Qui a tué mon père l'idée d'une ontologie négative, càd le fait d'être défini négativement par le monde social : "Nous sommes ce que nous n'avons pas fait" dit-il, en invalidant par là même l'existentialisme sartrien.
Dans Retour à Reims, Eribon fait un retour dans l'espace mental et social dans lequel il a grandit. Bien qu'il ait essayé de s'y arracher, de s'en libérer, cet espace n'en est pas moins constitutif de son être, c'est ce qui l'a structuré. C'est tout ce monde (son père comme contre-repère, les mentalités propres à ce monde ouvrier et la misère qui l'habite) contre lequel il s'est construit, l’érigeant en "modèle social négatif". En tant qu'homosexuel et futur intellectuel, le jeune homme s'est très vite senti en désaccord avec ce monde où l'homophobie est ordinaire et où les études sont extrêmement rares. Faire de la philosophie est incongru, s'émanciper sexuellement est quasiment impossible.
Pour sortir du circuit qui lui était déjà voué dès la naissance, déterminé par "où et quand" il était né, Didier Eribon s'est construit en opposition au modèle qu'il connaissait : c'est dans cette binarité qu'il s'est forgé: travail manuel/intellectuel; richesse/pauvreté, culture/inculture, droite/gauche... Ainsi, il a très rapidement méprisé tout ce qui le rattachait à sa classe d'origine, pour s'agglutiner aux mœurs d'une petite bourgeoisie spécifiquement parisienne, qu'il a découvert plus tardivement. Pourtant c'est cette bourgeoisie qu'il a toujours essayé de combattre politiquement et c'est du côté des ouvriers qu'il a toujours œuvré: c'est ce paradoxe qu'il met à jour dans une partie de l'ouvrage et qu'il analyse avec force détails, en dévoilant les souvenirs de sa vie à Reims. En tant que transclasse, Eribon a du faire face au mépris de la petite bourgeoisie pour les gens de basse extraction sociale: il méprise et participe à cette haine des "petites gens". C'est ainsi qu'au "placard sexuel" a succédé le "placard social": la honte de ses propres origines.
En se nourrissant de l'identité refusée, par la "désidentification", D. Eribon a pu se construire une nouvelle identité, bien loin de l'ethos populaire auquel il était promis.
C'est bien plus que son parcours qu'il analyse dans cet essai d'une très grande importance sociologique (c'est pas moi qui le dit!), c'est tout les tenants et les aboutissants d'une société qui écrase l'individualité par des mécanismes qui accablent les individus dès le plus jeune âge, à tel point qu'ils pensent être libres de leurs choix, qu'il pensent y adhérer alors qu'ils ne subissent que le poids des déterminismes sociaux. Eribon parle de "fatalité sociologique" et se qualifie lui-même de "miraculé": les verdicts sociaux sont rendus bien avant notre naissance. Et à ceux qui réussiraient à s'en soustraire, "la machine infernale" qu'est le système scolaire se chargera d'eux. Du reste, l’auto élimination fera son travail. Bien qu'ayant fui son milieu social, Eribon fut bien vite rattrapé par ses origines : il n'était pas un de ces Héritiers que décrivent Bourdieu et Passeron.
Mais le parcours de D. Eribon est aussi la preuve qu'on peut se soustraire un peu à tout cela, se dérober, en faisant un pas sur le côté, parce qu'évidemment, la subversion n'est jamais totale. Il aborde aussi longuement la question politique, son parcours avec l'homosexualité et l'auto-apprentissage du monde gay. En intégrant le passé, l'individu peut se recréer, se reformuler, mais toujours il est marqué par les traces de son passé qu'il ne pourra jamais totalement balayer, tant il est constitutif de l'être.