"Un livre peut revêtir une grande signification avant même qu'on l'ait lu. Il suffit qu'on sache qu'il a compté pour d'autres dont on se sent proche." (Didier Eribon)
Ainsi en va-t-il de Retour à Reims qui m'arrive par la double entremise d'Annie Ernaux (dont j'ai tant lu l'attachement à cette oeuvre, et que je révère comme écrivain depuis l'adolescence) et d'un ami fort cher.
Ce dernier ne l'aurait-il pas possédé dans sa bibliothèque que j'aurais sans doute mis encore des années avant de le lire. Grâces soient donc rendues à ces deux passeurs qui m'ont conduite à lire cet essai remarquable d'intelligence et de lucidité.
Retour à Reims est à la fois autobiographie, théorie critique, autopsie sociologique et politique d'une grande finesse - sans toutefois jamais tomber dans le jargon ou le verbiage - mais aussi - et peut-être surtout - hommage aux penseurs et aux oeuvres dont chaque lecteur se sent l'héritier et qui sont seuls à même d'émanciper les individus.
Né dans une très modeste famille d'ouvriers rémois et communistes qui ne lisaient guère, l'auteur est devenu un professeur d'université aux travaux reconnus et admirés dans le monde entier, qui a enseigné à Berkeley ou à Yale et officie aujourd'hui à Amiens.
Admirablement Didier Eribon se collette à son histoire intime sans jamais verser dans le pathos ou la sensiblerie, en gardant la tête froide face à cette remontée difficile vers le passé, en conservant une salutaire distance objective qui rend son propos universel. Sans oublier de parler de son homosexualité qui est également un facteur d'éloignement supplémentaire d'avec son milieu d'origine aux nombreux préjugés fort répandus.
Ainsi que l'indique la citation d'Annie Ernaux en 4ème de couverture, difficile de rendre compte de l'émotion et des abîmes réflexifs qui naissent à la lecture de cet immense petit livre. Sans doute sera-t-on encore plus touché si l'on est est, comme Eribon ou Ernaux, un transfuge de classe. Si l'on s'est hissé, grâce aux études et à la culture, hors de sa classe sociale initiale et de ses déterminismes pour gagner un autre monde. Si l'on s'est rééduqué, transformé en un nouveau moi, distinct du moi de départ mais qui le contient toujours pourtant. L'individu se retrouve tiraillé entre sa fidélité à son monde de départ et sa loyauté au nouvel univers qu'il intègre.
Eribon parle, avec une incroyable clarté et une capacité analytique formidable, de ce père qui l'a vacciné contre le monde ouvrier - mais qu'il regrette aujourd'hui d'avoir si peu connu - de sa mère qui aurait tant aimé faire des études, de son frère boucher (qui se satisfaisait de tout ce que j'aspirais à quitter), de la prise de conscience délicate de son homosexualité, du sentiment de culpabilité et de la culture du monde gay, du vote des extrêmes, du système politique et éducatif qui favorise les classes favorisées depuis toujours et entretient un entre-soi dangereusement malsain, en bâtissant une frontière quasi-infranchissable entre dominés et dominants. Eribon se penche même à cet égard sur les glissements sémantiques à l'oeuvre dans le langage courant et qui font disparaître les dominés au profit des exclus (induisant leur passivité présomptive, niant l'idée de lutte des classes).
Le sociologue éclaire avec brio les conflits politiques, sociaux et institutionnels actuels. Plusieurs fois au cours de ma lecture, j'ai pensé à l'actualité des gilets jaunes et comme il s'agit - notamment - d'une forme renouvelée de lutte des classes, d'un combat contre le déclassement ville/campagne tel qu'il est explicité dans Retour à Reims.
Il est impossible d'être exhaustif quant à la somme des réflexions engagées dans cet essai, éblouissant de la première à la dernière page mais je reviendrai sur un dernier point, central. Didier Eribon rend hommage aux livres et à leurs auteurs - dont nombre de philosophes, qui l'ont mené à poursuivre à son tour des études de philosophie - qui l'ont émancipé, lui ont permis de gagner sa liberté - à la fois intellectuelle et sociale. Il revient de manière passionnante sur sa trajectoire universitaire, sur les difficultés afférentes aux études des sciences humaines en termes de débouchés - et auxquelles, alors étudiante en lettres, j'ai été confrontée et que je comprends parfaitement.
Enfin, Retour à Reims délivre un formidable message d'espoir, en ce qu'il est une ode au libre-arbitre, à l'autodétermination individuelle contre toutes les prédestinations de classe.
Un très bel hommage à la culture que passent les livres qui font grandir, transforment et libèrent les êtres en ouvrant à la fois leur esprit et leur coeur. Des pages qui invitent à la réconciliation et à la tolérance, avec une objectivité et une exigence tout universitaires, mais non sans reconnaissance et pudique tendresse à l'égard des siens.
Magistral.
[Titre de la critique emprunté à Sartre, cité par Eribon, ndlr]