C’est souvent à la fin de sa vie que l’on se met réellement à réfléchir sur son parcours, que l’on va plus loin dans l’analyse de sa trajectoire et que l’on commence enfin par se comprendre un peu mieux. Didier Eribon n’en est pas là, on peut lui souhaiter encore pas mal d’années devant lui car il a à peine dépassé la soixantaine, mais il a déjà fait un grand pas dans la compréhension de son itinéraire, plutôt atypique. Car il n’était pas destiné à devenir intellectuel et professeur de fac. Dans sa famille, on était ouvrier, et on ne sortait pas si facilement de sa condition. Seules des circonstances favorables si on peut dire, le rejet de sa famille et la nécessité de s’éloigner pour mieux vivre sa différence lui ont permis sans s’en rendre compte à l’époque d’échapper à un déterminisme social lourd.
Didier Eribon ne s’épargne pas dans ce récit, il nous raconte comment et pourquoi il a fui sa famille et pourquoi il a à un moment ressenti le besoin de revenir sur ce passé contre lequel il s’était construit. Car la rupture avec sa famille n’était pas seulement liée à son homosexualité, c’était aussi une rupture de classe avec la volonté d’échapper au milieu social de son enfance, même s’il ne l’a compris que tardivement. Il explique ainsi de quelle manière il est parvenu à se défaire des puissants mécanismes de la reproduction sociale qui sont tellement forts que rares sont ceux qui parviennent à lutter contre ; il évoque notamment tous les jeunes de son milieu de base qui s’auto-excluent eux-mêmes du système scolaire, qui ne sont pas même prêts, à l’époque en tout cas, à envisager des études supérieures : on est dans un milieu ouvrier, on va bosser dans le manuel, pourquoi diable veulent-ils allonger la scolarité jusqu’à 16 ans ? Et si ce n’est pas une sortie directe du système scolaire, il ne semble pas y avoir pour eux de place dans les voies d’excellence, mais seulement dans « une de ces filières dépotoirs nées de la « démocratisation » et qui apportaient l’éclatante démonstration que celle-ci n’était en grande partie qu’un leurre ». Eribon lui-même ne connaissait pas les voies d’excellence qu’il aurait dû prendre pour aller décrocher l’agrégation, il ne connaissait pas les classes prépa, les grandes écoles, les ENS :
« là encore, l’ignorance des hiérarchies scolaires et l’absence de
maîtrise des mécanismes de sélection conduisent à opérer les choix les
plus contre-productifs, à élire les parcours condamnés, en
s’émerveillant d’avoir accès à ce qu’évitent soigneusement ceux qui
savent. En fait, les classes défavorisées croient accéder à ce dont
elles étaient auparavant exclues, alors que, quand elles y accèdent,
ces positions ont perdu la place et la valeur qu’elles avaient dans un
état antérieur du système. La relégation s’opère plus lentement,
l’exclusion se produit plus tardivement, mais l’écart entre les
dominants et les dominés reste intact : il se reproduit en se
déplaçant. »
Mais ce que nous explique également cet ouvrage, c’est que les formes de domination sont multiples, et que la grille de lecture marxiste qu’Eribon et de nombreux intellectuels avaient adoptée ne peut suffire : on peut être un « dominé » pour d’autres raisons que de classe, notamment raciales ou sexuelles. Eribon fut un dominé du fait de sa sexualité, et il dut fuir vers la grande ville pour vivre son homosexualité. Sur ce point, il nous décrit avec précision ce que c’est qu’être homosexuel encore aujourd’hui : c’est subir au quotidien des insultes, c’est devoir envisager une sexualité qui est stigmatisée mais aussi accepter le fait qu’on ne sera jamais tranquille, car « devenir gay, c’est devenir la cible ». Il faut apprendre à vivre avec ce poids, et ce n’est manifestement pas facile, avec ce sentiment de honte que l’on intègre, malgré soi. Il faut accepter sa situation, et même l’affirmer car on en a besoin, et en même temps il faut se cacher, tenter de se protéger car les agressions physiques sont fréquentes dans les lieux fréquentés par les gays. Eribon fait aussi un parallèle entre le placard sexuel et le placard social, ce besoin qu’on ressent de brouiller les pistes, de se cacher, de ne pas trahir sa sexualité ou son origine sociale.
«Au fond, j’étais marqué par deux verdicts sociaux : un verdict de
classe et un verdict sexuel. On n’échappe jamais aux sentences ainsi
rendues. Et je porte en moi la marque de l’un et de l’autre. Mais
parce qu’ils entrèrent en conflit l’un avec l’autre à un moment de ma
vie, je dus me façonner moi-même en jouant de l’un contre l’autre».
Didier Eribon explique aussi ce que signifiait être communiste dans ces années 1960-70 (ce qui ne fut pas son cas puisqu'il fut trotskyste) : on n’était pas alors un partisan d’un régime calqué sur l’URSS mais il s’agissait d’abord et avant tout de marquer son appartenance à un groupe social, à une classe à laquelle on a le sentiment d’appartenir, contrairement aux dominants qui n’ont pas cette conscience de classe d’après Eribon. Etre communiste c’était donc davantage une posture, un positionnement et une protestation plutôt qu’un projet bien défini, c’était marquer son appartenance à un monde, en opposition à celui des dominants. Aujourd’hui, Didier Eribon regrette que les plus démunis ne puissent se tourner que vers le FN, seul parti qui semble s’intéresser à eux… Et il pointe la responsabilité de la gauche au pouvoir qui a peu à peu gommé la différence avec la droite, qui a banni de son discours toute notion de conflit entre différents groupes sociaux. Voter FN était à un moment donné le seul moyen de tenter de peser sur la gauche au pouvoir. Mais il ne faut pas se voiler la face et idéaliser cette classe ouvrière, Didier Eribon rappelle que dans les discours des classes populaires des années 60-70 on avait déjà de nombreux propos anti-immigrés, un « racisme profond qui constituait l’une des caractéristiques dominantes des milieux ouvriers et populaires blancs », racisme qui s’est exacerbé lorsque des populations immigrées s’installèrent dans les cités HLM, constituèrent des familles, etc. Un racisme ordinaire qui permettait peut-être de se donner l’impression d’exister en dévalorisant les autres, de s’accrocher d’un territoire dont on se sent dépossédé et à des droits que l’on semble perdre. Il y avait déjà d’après Eribon deux formes de partage entre « eux » et « nous », le partage de classe (les riches et les pauvres) et le partage ethnique (les « Français » et les « étrangers »). D’autres convergences existaient déjà avec le futur programme du FN, comme un soutien assez massif à la peine de mort. Au final, Eribon se pose une terrible question, celle de savoir s’il aurait aussi fini par voter FN s’il avait suivi le même chemin que ses frères…
Retour à Reims est ainsi un ouvrage poignant, souvent passionnant, mêlant analyse d’un parcours personnel et considérations beaucoup plus vastes, quoique peut-être un peu mal organisées. Un ouvrage très riche qui me donne envie de découvrir davantage cet auteur et ses écrits, a priori très stimulants. Je vous conseille vraiment de lire ce retour à Reims qui donne quelques pistes pour mieux comprendre une trajectoire, celle de l’auteur, mais aussi la société dans laquelle nous vivons.