Je déteste le Gide romancier. L'auteur des Faux monnayeurs, je ne vois pas l'intérêt, ni formel ni moral, qu'il y a à lire ses romans. Dans le registre de l'ambiguïté morale et de la mauvaise conscience chrétienne, il y a d'autres auteurs, comme Mauriac, qui font bien plus efficace.
En revanche, j'ai énormément d'admiration pour le Gide intellectuel engagé des années 1930. Dans une époque profondément troublée par les postulats idéologiques, les situations internationales déchirantes, c'est un homme qui a su garder un profond détachement, et toujours soucieux, avant de formuler un jugement, de s'interroger sur sa propre position d'observateur. Et ses écrits (mis à part quelques préjugés coloniaux pour le Voyage au Congo, mais l'auteur fit encore bien du chemin ensuite) témoigne d'une pensée qui fouille en elle-même pour traquer ses propres zones d'ombre.
Cette édition reprend le bref opuscule que fut le Retour de l'URSS, accompagné de ses annexes, ainsi que les rajouts que Gide accola lors d'une édition ultérieure, ainsi que des lettres de félicitations de la part d'autres connaisseurs de l'URSS.
Bien d'autres intellectuels firent leur voyage en URSS et eurent droit à un véritable village Potemkine, où on ne leur laissait pas aller vraiment au contact du peuple, leur montrant des villages modèles où tout le monde était heureux, alors que le peuple soviétique était broyé derrière ce décor de carton-pâte.
A bien des égards, ce livre a demandé du courage. Il n'était pas évident, tout d'abord, de percer ce voile de faux-semblants, d'avoir la curiosité d'échapper aux banquets, aux torrents d'honneur et d'enthousiaste ignorant (Gide était survendu par la Pravda à l'époque), pour essayer, en tant qu'intellectuel du Quartier Latin, d'aller au contact du peuple.
Il n'était pas non plus évident de reconnaître que l'on avait pu se tromper, de mettre des mots sur le malaise diffus ressenti, d'avoir suffisamment confiance en soi pour poser les vraies questions face au culte stalinien. Cet obstacle passé, il fallait encore passer l'espèce de chantage affectif consistant à s'en vouloir de gâcher l'espoir immense suscité par la "Grande lueur à l'Est" et donner du grain à moudre au camp capitaliste. Bref, vaincre sa propre envie que le rêve soviétique soit en passe de devenir réalité.
Contrairement au Voyage au Congo, qui est un carnet de voyage touffu, rempli d'impressions sensorielles, le Retour de l'URSS est plutôt un essai, qui synthétise les impressions de voyage plutôt qu'il ne retrace ce dernier chronologiquement. Sensible aux ressorts des institutions et à leur articulation avec les motivations des individus, Gide brosse un portraît de l'URSS de 1936 comme en aurait pu écrire un Montesquieu. Il savait qu'en faisant cela, il s'aliénerait de nombreuses amitiés parmi les cercles littéraires parisiens.
Et la justesse de sa dénonciation est frappante. Pauvreté du peuple, retour des inégalités et émergence d'une sorte de petite bourgeoisie bureaucratique, naïveté d'un peuple gardé en vase clos, culte à Staline comme à une divinité, mais surtout uniformisation des esprits et dépérissement de la culture (un thème sur lequel Gide ne pouvait pas ne pas être insensible), de l'esprit critique et de l'individualité. Surtout, plus qu'une déception, indignation qu'une supercherie persiste à l'étranger et fasse miroiter aux intellectuels et aux classes ouvrières étrangères l'illusion d'un paradis pour les travailleurs.
Tout y est, et si Gide n'avait pas sous la main de témoignage de la répression, il a très bien dépeint la chape pesante du Parti et l'impression que ceux qui cherchent à se distinguer seront irrémédiablement broyés. Il n'y avait pas besoin d'attendre le rapport du XXIIe congrès du Parti pour se rendre compte de la situation. Ceux qui n'ont pas voulu l'entendre, pour tout un tas de mauvaises raisons, n'ont eu qu'à s'en mordre les doigts.
Ce n'est pas un livre anticommuniste, mais antistalinien. Le livre ne condamne pas en bloc le communisme, il déplore profondément ce qu'est devenu l'idéal de la révolution de 1917.
Encore une fois, je mets une note très élevée non au niveau du contenu (le livre traite tous les aspects du stalinisme, mais ne peut le faire que de manière superficielle et impressionniste), mais pour le courage intellectuel qu'il a fallu à Gide pour s'avouer à lui-même et avouer au monde qu'il s'était fait rouler.