Tout réside là, dans ce titre obscur : "Romances sans paroles". Idée bien étonnante quand la poésie s'entend souvent comme romance par la parole, romance de la parole ou même parole romantique.
La parole est communication, usage du langage pour s'adresser à la pensée de l'autre. Ici, Verlaine en fait fi. Il rejoint ici la conception musicale de la poétique. La poésie est une sonorité, un effet des vers qui sonnent à notre oreille, une forme particulière - un alexandrin, une rime, une assonance - qui nous satisfait comme un bel enchaînement de notes. Dans la poétique de Verlaine, ce qui compte n'est pas tant ce qui est dit que l'effet de ce qui est dit. Il s'adresse aux passions, aux affects et non pas à l'entendement de notre esprit. D'autant plus que la romance est roman des affects en littérature, et à l'époque de Verlaine, mise en musique de ces mêmes passions (Debussy, Saint-Saëns...)
"Je devine à travers un murmure
Le contour subtil des voix anciennes
Et dans les lueurs musiciennes,
Amour pâle, une aurore future !
Et mon âme et mon coeur en délires
Ne sont plus qu'une espèce d'oeil double
Où tremblotte à travers un jour trouble
L'ariette, hélas ! de toutes lyres !"
III
Les "lueurs musiciennes" sont finalement l'"aurore future" de sa poésie. Verlaine propose donc des romances où la parole est désuète mais où sa mise en forme s'adresse directement à nos affects, au cœur de notre ressenti. Le vers de Rimbaud repris en épitaphe d'Ariettes III (Il pleure doucement sur la ville) n'a ainsi jamais existé. Mais qu'importe ? Au final, la parole est bel et bien restauré, mais pour être désœuvrée (les composantes de l'être "en délires", le monde vu "à travers un jour trouble")
La première partie, Ariettes oubliées, possède elle aussi un titre assez heuristique. L'ariette est une petite musique joyeuse, aérienne, sans gravité. Verlaine joue ainsi gaiment de la musique avec les paroles (ici de la romance), avec les mots jusqu'à les vider de leur signification pour n'en garder que la forme. La romance s'oppose ainsi à l'ariette : l'une est profondeur du sentiment, l'autre est désinvolture (ainsi là, "l'oeil double). Avec Verlaine, l'ariette devient romance et la romance devient ariette (L'ariette, hélas, ! de toutes lyres). Verlaine joue des paroles et les recompose. Les romances sans paroles sont l'expression d'une nouvelle parole.
L'inscription de la deuxième partie dans l'esthétique du recueil est plus mystérieuse. Elle est une "simple fresque" de paysages belges. Ici, Verlaine se fait impressionniste. Comme Hugo dans l'Art d'être grand-père ("fenêtres ouvertes"), comme Eluard, comme les surréalistes, il s'arrête à l'impression qu'il fige dans une expression particulièrement court révélant l'instantanéité du moment vécu. On notera la fragmentation de la parole dans les vers.
"Sites brutaux !
Oh ! votre haleine,
Sueur humaine,
Cris des métaux !"
Charleroi
Encore une fois, la forme englobe le signifié du langage. Ces sonorités frénétiques relèvent d'un rythme accéléré, inquiet, fiévreux ; comme des percussions qui s'emportent. Bref, tout est rythme, tout est musique. La parole se fait avènement de l'évènement, imitation de ces "cris des métaux" ; en un mot, la parole est réduite à ce qu'elle décrit. A tel point que la parole disparaît. On ne lit pas les cris des métaux, on les entend. Chez Verlaine, la parole se révèle pour s'effondrer et se révéler encore.
La dernière partie est une série d'aquarelles. On comprend encore la vocation impressionniste de ce recueil qui nous permet donc d'élargir le champ de la non-parole à la peinture, au-delà de la musique. Les titres sont en anglais. Ils invitent à penser que la parole française, celle native au lecteur, est impropre à les exprimer. La langue étrangère, même maîtrisée, reste toujours étrangère, mystérieuse, presque initiatique. Elle exprime une transcendance qui ne se lit moins dans la langue native, beaucoup plus transparente. Moins transparente, l'attention est centrée plus sur la forme que sur la signification. La parole a vocation à s'effacer. Le narrateur aime "Kate", dont la sonorité étrangère nous paraît un peu plus sexy que "Véronique" (#instanthumour). "Green", "Spleen", Streets" sonnent ensemble par ce "ee" unificateur. Ils sont une unité de sens à eux seuls, au-delà de la parole en tant que simple mot.
Dans "A Poor Young Shepherd", les vers sont des pentasyllabes. Imparité qui reste toujours une originalité poétique. Dans Jadis et Naguère , il nous éclaire sur cette pratique :
"De la musique avant toute chose
Et pour cela préfère l'impair
Plus vague et plus soluble dans l'air
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose."
Bref, les romances sont sans paroles. Elles ne pèsent rien et sont solubles dans l'air
Critique fragmentée. Je vous laisse le soin de chercher où sont les romances sans paroles dans "Birds in the night", poème assez orthodoxe constituant l'entière avant dernière partie du recueil avant les aquarelles et dont la place dans cet ouvrage interroge. Où est sa romance sans parole ?