Si on pouvait résumer Shakespeare, malgré ma détestation, en tant que bon français, pour les génies d'Outre-Manche, surtout littéraires car la France reste le pays des lettres, et par fierté nationale, je dirais qu'il est d'une immense modernité. Roméo et Juliette marque par sa capacité à être une oeuvre d'emblée universelle. Elle résume finalement le destin de la culture anglosaxonne et de sa langue, aujourd'hui parlée aux quatre coins du globe. L'oeuvre est d'ailleurs amovible, mille fois adaptée, mille fois traduite, découpée, réagencée. Elle est une sorte de canon universel prêt à l'emploi.
En terme de modernité, les traductions en Français aident bien entendu car, débarassées de la versification anglaise, qui peut sembler complexe et pompeuse, débarrassée des anglicismes anciens et des expressions anglaises connotées et datées, elles permettent de saisir le fond de l'oeuvre, son essence universaliste, qui même en français, langue ennemie de la perfide Albion résonne avec puissance. Le style oscille sans cesse du burlesque ( voire le grivois - beaucoup de jeux de mots salaces) au poétique. Par moments, des purs moments de génie, et des images si belles et si douces : "Votre coeur n'a même pas encore appris à lire qu'il récite déjà ses leçons" dit un homme mûr à Roméo, comme pour parler avec élégance de cette passion ardente qui consume le jeune garçon. Les allusions aux fantastiques, à la lune, aux rêves, aux basilics, aux mandragores, sont autant d'images improbables et qui sembleraient presque impromptues dans nos tragédies françaises.
Ainsi, le ton de l'oeuvre, est tragicomique. La plupart du temps, on rit, surtout quand la pièce est jouée, et parfois on est pris d'effroi. La fin que tout le monde connait, dans une des histoires les plus connues de notre époque, arrive si rapidement. Trois morts en quelques minutes. Et c'est là encore une caractéristique de Shakespeare, qui ne respecte pas les règles d'unités, celles si pesantes dans le théâtre français. Qu'importe la cohérence de lieu, de temps, qu'importe la mort sur scène. Il ne tue pas un personnage, mais quatre ! Plus encore, il fait à Juliette simuler une mort (variable selon les versions) pour s'expirer d'un mariage forcé, comble de l'horreur. Plus encore il tape sur l'église, fort, très fort, avec ces deux prêtres qui sont aussi des apoticaires à leurs heures perdues. Voilà qu'ils administrent la ciguë comme on fait la confession !
La pièce est tout en nuance. A la fois l'objet d'une rivalité politique entre deux familles influentes de Vérone, à la fois romance idéalisée, presque courtoise, à la fois burlesque, avec des personnages secondaires importants, des sous-intrigues. La pièce est foisonnante. Elle ne semble pas suivre une ligne directrice claire, c'est d'ailleurs un des thèmes de l'histoire, le hasard, la rencontre, le destin. Elle est à la fois dans la plus pure tradition de la tragédie et innovante à tous les niveaux. Tradition par sa forme en anglais, pentamètre iambique, versification issue de l'antiquité grecque, par ses thèmes, l'amour courtois - quoi que, mais surtout son histoire, inspirée à la fois de l'histoire antique (Roméo et Juliette, avec cette mort simulée de Juliette, rappellent Marc Antoine et Cléopatre), Ovide et ses Métamorphoses mais la pièce se déroule dans un contexte bien plus contemporain, à Vérone, fin du Moyen-Age, met en scène une histoire d'amour entre préadolescents (Juliette a 14 ans), dans un contexte troublé, avec des rixes de rue et un comportement de la part de Roméo plus qu'équivoque puisqu'il tue le cousin de Juliette, par pure vengeance, en faisant ainsi de lui un héros très ambivalent et moralement peu fréquentable, doublé d'un gamin apathique, capricieux et colérique. Il y a quelque chose de latin, de sanguin, de fougueux dans les personnages. L'amour indéfectible que lui porte Juliette, prête à tout lui pardonner, pose également question, naiveté ou cynisme, sans doute un peu des deux. De plus, c'est le hasard qui scelle le destin des personnages, ce qui va à l'encontre des destins tragiques, où c'est le Ciel qui écrit l'histoire par avance. On meurt, presque par hasard, comble du culot.
De ces élements, d'apparence contradictoires, ajoutés à des versions mouvantes de la pièce originelle (il existe deux versions au moins), dont on retient une synthèse, et donc un parti pris, accouche finalement une pièce étrange, très riche, très dense, et d'une grande complexité. Mais l'histoire, si évidente, si facile d'accès, si belle, sublimée par des moments de poésie et de philosophie grandiose parvient à tout emporter et à marquer encore la culture anglo-saxonne et au-delà.
Plus qu'au style, qu'à la langue, qui varie de traductions en éditions, c'est le mythe qui frappe. Roméo et Juliette est une mythologie. Il y a Homère, il y a Shakespeare.