Ma première rencontre avec Patrick Modiano remonte à fin 2014, lorsque ce dernier reçoit le prix Nobel de littérature. Dans les jours qui suivirent l'honorable distinction de l'auteur français, une polémique enfle suite à l'interview de Fleur Pellerin, récemment catapultée ministre de la Culture, qui quelque peu gênée, se révéla incapable de citer un seul roman de Modiano et avouait n'avoir pas lu de livre depuis deux ans, faute de temps. Ma première réaction avait été " Mais c'est qui cette ministre de la culture en carton ?", ma seconde "Mais c'est qui ce prix Nobel, Modiano ?". J'ai eu honte, je l'avoue.
Rue des Boutiques obscures, sorti en1978 et récompensé la même année par le prestigieux prix Goncourt, retrace l'enquête d'un homme sur ses origines. Origines dont il n'a pas le moindre souvenir car amnésique depuis une quinzaine d'années. Il remonte alors le fil de son passé, tâtonnant, voguant d'une identité à une autre au gré des différentes pistes, indices et révélations.
Jusque-là, tout m'a semblé si chaotique, si morcelé... Des lambeaux, des bribes de quelque chose, me revenaient brusquement au fil de mes recherches... Mais après tout, c'est peut-être ça, une vie...
Un voyage dans les replis de la mémoire où les visages oubliés se succèdent. Les personnages rencontrés par notre héros amnésique sont, tous sans exception, en proie aux spectres du passé. Mais eux peuvent mettre un nom, un lieu ou bien une époque sur ce qui les tourmente. Le héros, quant à lui, veut déchirer le brouillard qui voile son passé et rejoindre les rangs de ces nostalgiques, de ces damnés.
Mais les vrais héros de cette histoire ne sont-ils pas, finalement, ces damnés qui croisent notre principal protagoniste ? Ces personnages aux noms si singuliers, ces Constantin von Hutte, Freddie Howard de Luz, Bob Besson et autre Gay Orlow, qui surgissent du brouillard grâce à un numéro de téléphone inscrit derrière une photo jaunissant dans une boîte à biscuit ou suite à une discussion avec un autre de ces spectres du passé. Ces personnages que l'on n'hésiterait pas à qualifier de fantasques, celui-ci est pianiste américain jouant dans un bar d'hôtel et qui doit attendre pour rentrer chez lui que sa femme termine sa soirée libertine, celui-là un ancien jockey anglais persuadé d'avoir gardé toute sa renommée malgré les années qui le séparent de sa dernière course. Ces hommes et ces femmes, fantômes du passé, âmes errantes elles aussi, sont autant de témoins d'une époque révolue.
Je crois qu'on entend encore dans les entrées d'immeuble l'écho des pas de ceux qui avaient l'habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l'on capte si l'on est attentif.
Paris, terrain de jeu favori de l'écrivain, est le lieu central du roman Rue des boutiques obscures, là où les premières pièces du puzzle s'assemblent. Jouy-en-Josas, Megève, Bora Bora… ce ne sont que des échappées dans un jeu de piste qui ramène sans cesse le lecteur à Paris. Modiano, l'arpenteur de la capitale, incarne un Paris rêvé, intemporel.