De faux-semblants plus vrais que nature en pénibles désillusions, le lecteur qui est l’auteur qui est le protagoniste obscur erre en quête d’un passé aussi attirant qu’opaque dans un Paris sans âge ni époque, pourtant frappant de réalisme, immersif à l’excès.
Le roman s’articule en noirceur policière, architecture sa progression à la manière des classiques du genre. Pour mieux s’émanciper de ce grossier modèle à la première occasion.
D’abord par le verbe qui se veut simple et humain, aisé de prise en main, anodin, et on sait que rien n’est plus ardu que cette forme de synthèse, cette obsession du sens. Modiano conte avec calme, impose une sérénité ambiante qui dénote en ce contexte où tout est prétexte à l’affolement, au rebondissement, à la galipette scénaristique. Bien au contraire, le rythme est celui d’une sobre balade parisienne, celle du piéton assumé que rien n’attend, que rien ne presse, spectateur épanoui du cirque contemporain, inclus mais en retrait. La vie glisse sur l’homme, l’effleurant à peine, lui qui alors n’est rien et n’aspire qu’à redevenir quelqu’un.
Tous sens ouverts, mû par un on-ne-sait-quoi blindé de certitudes quand au succès de son entreprise, l’inconnu promène l’amnésie de sa cervelle avec une nonchalance passionnante. Entraîne avec lui le lecteur solitaire, soudain gagné par cette recherche d’un temps incertain, soudain captivé par les piètres extrapolations – à la limite du risible – d’une âme en mal de soi prête à tout accepter, à tout inventer, pourvu que l’idée porte en elle la première résonnance de vrai.
C’est alors que le classicisme rigoureux de Modiano, qui dans un premier temps rebute et effraie, prend tout son sens en celui qu’il n’avoue rien, ne divulgue jamais que le strict nécessaire, laisse planer un doute permanent, perd le lecteur avec une facilité déconcertante, le retrouve par surprise avec la même aisance énervante.
Ensuite par les libertés qu’il s’octroie progressivement, en toute discrétion. Par son absence de cadre, à l’image de la vie, celle de cet individu apatride, celle de cette fourmilière humaine en ébullition, de cette époque indistincte qu’on détermine peu à peu, qu’on encadre avec difficulté, premier défi et non des moindres car avant le « qui » il y a le « quand ».
Par la force de ses personnages secondaires fort mal nommés car ils ne sont rien moins qu’humains. Pas un – patron de café, photographe désordonné, mannequin, jockey en retraire anticipée – pas un qui n’hérite d’un complexe passé, d’une existence propre, d’une psyché travaillée avec précision. C’est un petit monde qui s’anime et nous n’en aurons qu’un bref aperçu, nous n’en distinguerons que ce qu’ils voudront bien nous dévoiler. Il y eut un avant. Il y aura un après. Et nous sommes de passage. Rien qu’une vie humaine parmi d’autres vies humaines en cours de réalisation.
Prétentieux tout ceci. Rien n’est moins sûr mais il est permis de le penser, qu’on soit mauvaise langue ou simple chercheur de lucidité. Modiano est un maître du verbe à n’en pas douter, parfois loin de ses lecteurs, cela aussi est certain. Parfois si proche, si investi dans son héros, que tous les doutes sont balayés, oubliés. Alors la quête devient sienne, tel un discret passage de flambeau, une succession sans heurt pour que perdure l’écoulement limpide, que ne se trouble le cours d’un récit qu’une bête interruption ou saute de rythme viendrait instantanément mettre à terre.
Enfin, par le déroulement même de la recherche, ses digressions brutales, ses réinterprétations complètes qui pourtant n’avaient rien de supputations, sa conclusion aux allures de commencement et ce titre finalement mis en exergue, auréolé d’un dernier chapitre aux doux airs de liberté littéraire, d’idéal assumé, d’idée menée à bout coûte que coûte et quoi qu’en pense le lectorat – l’auteur alors de couper à nouveau les ponts avec son lecteur, comme un au revoir forcé – ce titre qui clignote désespérément bien après que la dernière page ait été refermée, un dernier rappel du sentiment d’avoir vécu quelque chose d’imparfait mais d’indispensable.