Il y a des moments dans une vie où vous avez le sentiment de surfer la plus haute vague du Sens de l’Histoire. Certains parlent de coïncidence, d’autres de synchronicité, d’autres encore de hasard. Pour Brecht, en cette année 1930, tout concourt à le confirmer dans ses choix politiques et esthétiques : la crise de 1929 fait chuter le capitalisme mondial, alors que les premiers succès des plans quinquennaux soviétiques (même complaisamment amplifiés par la propagande stalinienne) semblent donner raison à la voie socialiste ; le nombre de chômeurs explose dans le monde capitaliste, et même les responsables de la crise (les spéculateurs obsédés par le profit à courte vue, et méprisant totalement les travailleurs) n’échappent pas au désastre ; corrélativement, le NSDAP (parti national-socialiste) gagne des voix en Allemagne en promettant du travail et du pain, et Brecht choisit précisément à ce moment-là de servir le marxisme. Tout semble donc étayer cette option par de solides arguments.
Esthétiquement, Brecht ne se gêne plus pour jouer le donneur de leçons : « Sainte Jeanne des Abattoirs » offre à profusion des maximes marxistes-révolutionnaires, donnant à voir un aspect de la crise de 1929 sur le marché de la viande à Chicago ; mouvements de foules, des pancartes à foison, des destinées qui se croisent et mettent en valeur les contradictions majeures du capitalisme, des inserts d’informations qui dépersonnalisent quelque peu l’action : conformément aux dogmes marxistes, les personnages ne sont que des produits des grands intérêts économiques et sociaux qu’ils servent, et ils sont justes « donnés à voir » par Brecht à des fins d’édification idéologique, mais dépouillés de toute complexité superfétatoire qui gênerait la démonstration.
L’Histoire ? Un enchaînement de spéculations sur le prix de la viande, à tous les échelons de la filière de la boucherie : éleveurs, petits actionnaires, transporteurs, courtiers, conserveries, acheteurs... Multipliez par deux cette liste pour avoir, à chaque niveau, le point de vue des dirigeants, aveuglés par leur soif de spéculation et leur mépris du peuple, et de l’autre côté, les ouvriers, sous-payés, et finalement mis au chômage de masse par les manœuvres spéculatives abjectes des uns et des autres. L’enchaînement des actions spéculatives est assez compliqué à suivre ; il nous vaut certes de beaux retournements de situation (on est au théâtre, non ?), mais Brecht ne s’y attarde pas toujours suffisamment pour qu’on comprenne tout de suite qui a pris quelle initiative, et dans quel but. Ce n’est pas pour rien que (pages 348 à 351 de l’édition du Tome 2 du « Théâtre Complet » dans l’édition de l’Arche), Brecht rajoute, sous forme de « repentir », des indications supplémentaires à intégrer ici et là dans le texte pour que le spectateur suive un peu mieux la logique des vilenies des uns et des autres.
Pas trop de risque, donc, dans ces mouvements de foule où les personnages de premier plan ne sont guère que des pantins ayant valeur d’exemple en vue de la démonstration, que le spectateur s’identifie émotionnellement à ces marionnettes, caricaturées d’emblée. L’exposition des points de vue antagonistes par des « chœurs » de personnages dépersonnalise l’exposé.
On est donc en pleine distanciation, soutenue par une ironie récurrente. Rien que l’héroïne, « Jeanne Dark » (jeu de mots débile moyennement justifié parce qu’elle est une militante convaincue des « Chapeaux Noirs », c’est-à-dire de l’Armée du Salut vue par Brecht) : elle finit bien par entendre des voix (tableau 9, i) et par se voir ensevelie dans des drapeaux (tableau 13), mais, à part cela (qui rappelle les traditions sur la « Jeanne d’Arc » historique), son personnage suit la pente brechtienne attendue : de propagandiste religieuse (à la faveur de distributions charitables de soupe aux chômeurs), elle se convertit aux points de vue communistes, voire athéistes (tableau 13) : contrairement à ce qu’elle prônait, elle reconnaît maintenant que la misère dégrade bel et bien l’être humain, qui devient sourd à toute valeur « supérieure » (morale, religieuse) dès lors que son estomac crie famine. Cousine du « jeune camarade » de « La Décision », elle cherche d’abord à soutenir les ouvriers des abattoirs au chômage sans user de violence, puis change d’avis, se repent d’avoir divisé le mouvement ouvrier par ses tentatives de négociations, et affirme que seule la lutte unie du prolétariat (soutenu par des grèves de solidarité d’autres professions) permettra de changer les choses.
A l’opposé, le cynique Mauler, grand patron des abattoirs, grand fauve de la spéculation, réussit (provisoirement ???) à ruiner tous ses concurrents (et à se ruiner lui-même) : il incarne la frénésie aveugle du capitalisme en course vers le profit financier, et, s’il a un côté sympathique (il ne supporte plus de voir abattre les bœufs), il le perd immédiatement quand on constate qu’il est bien plus ému par le sort des bœufs que par le sort de tous ceux qu’il ruine ou met au chômage.
Les communistes eux-mêmes sont assez peu cités (deux fois pour dire qu’ils ont raison, une fois pour voir un « dirigeant ouvrier » se faire arrêter), et le tableau 13 ne manque pas d’annoncer les succès rapides du plan quinquennal stalinien au sein même des exclamations enragées et contradictoires des suppôts et victimes du capitalisme qui cherchent à sauver leur bifteck.
La religion en prend pour son grade. Elle est présentée comme un soutien du capitalisme qui bourre le crâne des ouvriers en leur faisant espérer une récompense dans l’au-delà pour les misères qu’ils ont endurées sur terre. Elle justifie les inégalités de richesse en présentant la richesse comme une récompense de Dieu (vieux thème protestant). Pire encore, les « Chapeaux Noirs » finissent par être à la solde de Mauler parce qu’ils assurent ainsi la paix sociale. Leur problème bien financier (disposer d’un local) est « miraculeusement » réglé dès lors qu’ils racontent ce qui arrange Mauler. Et voilà Jeanne transformée en Sainte (en raison de son engagement pour les ouvriers et pour la paix sociale), alors même qu’elle expire en proférant des blasphèmes communistes, et que les « Chapeaux Noirs », dont elle est l’héroïne, crient plus fort qu’elle pour couvrir sa voix.
Les dialogues, souvent en vers parodiques, contribuent à la distanciation du spectateur. Notons que deux passages (tableaux 3 et 4) rappellent furieusement l’épisode de « Tintin en Amérique », où Tintin et Milou tombent dans les machines à broyer la viande... L’image des saucisses fabriquées mécaniquement frappait beaucoup les imaginations, à l’époque. La pièce se conclut sur la dualité irréconciliable de tout être humain : ce qui le porte vers le haut, ce qui le porte vers le bas. Cette dualité justifie la lutte perpétuelle conseillée par les communistes. Seule l’égalité devant la richesse peut limiter la propension de l’homme à être porté vers le bas. Mais le haut, on ne sait pas trop ce qu’il devient dans l’histoire.