Delenda Est
Décidément Flaubert est notre Bartleby à nous, romancier qui toute sa vie clama muettement qu’il préfèrerait ne pas. Chaque livre, on dirait qu’il ne le fait que pour prouver qu’il aurait mieux valut...
Par
le 25 oct. 2016
46 j'aime
24
Décidément Flaubert est notre Bartleby à nous, romancier qui toute sa vie clama muettement qu’il préfèrerait ne pas. Chaque livre, on dirait qu’il ne le fait que pour prouver qu’il aurait mieux valut s’abstenir. Pour diverses raisons, d’ailleurs : Madame Bovary parce que l’amour l’ennuie et qu’il n’est pas Balzac, l’Education sentimentale parce que la vie ne vaut pas d’être vécue et qu’il n’est pas Stendhal, Bouvard et Pécuchet parce que la Bêtise sera toujours la plus forte et qu’il n’est pas Thackeray. Et Salammbô ? Peut-être pour résumer tout ça : parce que la littérature ne sert à rien, et qu’il n’est (heureusement) pas Hugo.
Mais comme tous les velléitaires, Gustave quand il fait ne fait pas à moitié. Livre impossible, uniquement obsédé par la disparition et le néant, sorte d'halètement ininterrompu sur trois cents pages et quatre ans, essoufflement de l’acte descriptif empilant substantifs et adjectifs comme des murailles folles jusqu’à ce qu’elles s’effondrent sur le guerrier enivré du sang rouge de sa plume, Salammbô est une vaste plaisanterie qui se transforme peu à peu en un rictus douloureux et conquérant, en une défaite sublime, en un suicide glorieux. Plus le livre avance, et s’embourbe, et se liquéfie, et revient, et coule comme un torrent de lave portant déjà en lui la pétrification à venir, et plus ce qu’il se dégage derrière ces fureurs est une tendresse absolue, violée, interdite, à peine devinée derrière tous ces voiles bruissants et ces lumières nocturnes réfractées par des gemmes aux milles facettes aussi coupantes que trompeuses. Si haine il y a, c’est de toutes la plus terrifiante, celle qui caresse comme elle broie : la haine, à l'amour mêlée, des amants désespérés.
Salammbô a toujours eu la réputation d’être le livre le plus raté du siècle. Mais quelqu’un avait-il jusqu’alors à ce point là, aussi sincèrement, aussi candidement, tenté de faire d’un roman un gouffre ? Sans fond, comme l’oubli. Mais caché sous un lac lisse et glacial. Un terrible miroir tendu à bout de bras pour que ses contemporains si imbus de leurs pitoyables succès viennent s’y mirer, et peut-être, par miracle, s’y noyer. On peut être pessimiste et rêver ! Reste au bout de cette aventure obstinément absurde une vengeance belle d’être perdue d’avance. Car la cruauté de Flaubert est bien pire que celle de ses héros qui dépècent, brûlent, crucifient, amputent, écorchent, torturent, piétinent et humilient : elle est de ne faire tant de bruit que pour montrer l’impossible sujet de l’art d’écrire : la beauté du silence.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes L'île déserte : les Français (XIXe) et On the row (2016)
Créée
le 25 oct. 2016
Critique lue 2.2K fois
46 j'aime
24 commentaires
D'autres avis sur Salammbô
Décidément Flaubert est notre Bartleby à nous, romancier qui toute sa vie clama muettement qu’il préfèrerait ne pas. Chaque livre, on dirait qu’il ne le fait que pour prouver qu’il aurait mieux valut...
Par
le 25 oct. 2016
46 j'aime
24
A l’issue de la première guerre punique qui vit les carthaginois prendre une raclée par Rome, les tribus mercenaires ex-alliées de Carthage, ivres de déception, décidèrent de la faire tomber. Partant...
Par
le 29 mars 2021
36 j'aime
18
Objet finalement bizarre et biscornu que ce Salammbô, pour ne pas dire baroque – mais alors dans le sens premier du mot, utilisé par les joailliers de jadis pour désigner ces perles « baroques » qui...
Par
le 4 juin 2016
25 j'aime
5
Du même critique
Curieusement, ça n'a jamais été la coexistence de toutes ces versions différentes d'un même crime qui m'a toujours frappé dans Rashomon (finalement beaucoup moins troublante que les ambiguïtés des...
Par
le 24 janv. 2011
287 j'aime
24
Si la vie était bien faite, Wes Anderson se ferait écraser demain par un bus. Ou bien recevrait sur le crâne une bûche tombée d’on ne sait où qui lui ferait perdre à la fois la mémoire et l’envie de...
Par
le 27 févr. 2014
270 j'aime
36
Est-ce par goût de la contradiction, Harmony, que tes films sont si discordants ? Ton dernier opus, comme d'habitude, grince de toute part. L'accord parfait ne t'intéresse pas, on dirait que tu...
Par
le 9 mars 2013
244 j'aime
74