Sanctuaire raconte l'histoire d'un meurtre, d'un coupable idéal qui refuse de se défendre, et d'un avocat qui tente de mener une enquête.
Sanctuaire raconte l'histoire d'une jeune femme de 17 ans, fille d'un juge, étudiante, enlevée par de petits malfrats de seconde zone, violée et envoyée dans un bordel.
Et pourtant, Sanctuaire n'est pas un roman policier, ou un thriller, et si l'on peut dire qu'il s'agit d'un roman noir, ce n'est pas le genre lui-même qui est désigné ici, mais bien la couleur noire. Bien entendu, toute personne qui connaît un peu l’œuvre de Faulkner ne peut pas vraiment s'étonner d'y trouver un roman sombre et violent, mais ici c'est vraiment costaud. La scène où Temple Drake raconte son viol est une des plus brutales qu'il m'ait été donné de lire jusqu'à présent.
Sanctuaire, c'est d'abord et avant tout une description terrible d'un monde, celui de ce vieux Sud américain dégénéré, tombé dans la débilité ou revenu à l'état sauvage, comme on veut. L'importance accordée à la nature dès les premières lignes du roman montrent ce retour à une sorte d'état de nature, mais un état de nature qui n'a rien de rousseauiste : ici, la nature, c'est la sauvagerie, la bestialité, le contraire de toute forme de civilisation. Les ploucs dégénérés qui peuplent le fin fond de cette campagne ne sont pas sans évoquer ceux que l'on rencontrera, plus tard, dans Delivrance, le fameux film de Boorman. Et pourtant, les lignes consacrées à la description de cette campagne sont absolument magnifiques (d'ailleurs, une fois de plus, Faulkner, en immense écrivain, nous donne des passages narratifs ou descriptifs de toute beauté). Sous certains aspects, on pourrait dire que Sanctuaire se déroule en partie dans le jardin d'Eden, mais après la chute, après l'intervention du Mal sur Terre. Un Eden souillé par ceux qui le peuplent.
Au milieu de cet Eden d'après la chute, il fallait bien un diable. Il apparaît ici sous les traits de Popeye, petit truand bootlegger d'autant plus violent que sa brutalité se nourrit de son impuissance sexuelle. Il semble être partout, terrifiant constamment Temple par le fait qu'il semble être doté de la capacité d'apparaître à tout moment et à tout endroit, d'un coup, sans prévenir. Parfois, on ne voit de lui que le bout incandescent de sa cigarette, décrit comme un œil rouge qui voit tout. Faulkner entoure son personnage d'une sorte d'aura démoniaque.
Le thème de la pureté souillée ou pervertie est très présent dans le roman. C'est sans doute ce qui est le plus sombre, le plus violent dans Sanctuaire. Il y a bien entendu la jeune Temple Drake violée et pervertie (même si elle n'a jamais été décrite comme étant une jeune oie blanche de toute pureté, bien entendu). L'image la plus marquante est, pour moi, celle de cet enfant agonisant qui ne cesse de mourir tout au long du roman, symbole fort de cette innocence disparue, maltraitée.
Sur bien des aspects, Sanctuaire est un roman déroutant.
Déroutant d'abord par sa narration. Ici, tout est question de points de vue. Nous sommes plongés non pas dans l'action elle-me^me, mais dans la vision qu'en ont les différents personnages, visions toutes parcellaires, fragmentaires, mais surtout visions troublées par les désirs et les pulsions de chacun. Car les personnages de Faulkner, dans ce roman du moins, sont des êtres de désirs, des caractères qui ne savent pas dominer leurs passions et leurs pulsions, qui sont entraînés bien malgré eux dans ce qui arrive.
D'ailleurs, les personnages ne contrôlent strictement rien de ce qui leur arrive tout au long du roman. Tous les personnages sont entraînés malgré eux, tous perdent ou ont perdu le contrôle de leur vie et du cours des événements. Tous semblent être ici sans savoir ce qu'ils y font, ce qu'ils doivent y faire. Les personnages de Sanctuaire sont mus par le cours de l'histoire. Ainsi, ce ne sont même pas des personnages à proprement parler, mais des sortes de marionnettes, comme des bateaux sans voile ni capitaine se laissant aller au gré du courant.
Là aussi, la figure de Popeye réunit à elle seule le symbolisme de cette perte de contrôle. Il est celui qui produit l'alcool dont clandestin que Temple consomme sans modération, de plus en plus au fil du roman. Il est celui qui déchaîne la lascivité et la violence. Ce qui est paradoxal, c'est qu'il développe tout cela sans le consommer lui-même : je ne souviens pas qu'il boive de l'alcool (mais je peux me tromper là-dessus), il ne peut rien faire sexuellement et il est décrit comme faible par Temple (« tu n'es pas un homme »), préférant faire faire le sale boulot par les seconds couteaux.
Ce qui est déroutant aussi dans la narration de Sanctuaire, c'est son caractère elliptique. Faulkner ne décrit aucun des événements importants de l'histoire qu'il raconte. Il suggère, il passe sous silence, il laisse deviner en fonction du contexte, des réactions des personnages ou de leurs propos. Ce procédé renforce encore l'impression que nous sommes comme les personnages du roman, perdus dans un monde que nous ne comprenons pas, sur lequel nous n'avons aucune prise.
J'avoue, du coup, avoir mis un certain temps à pénétrer dans le roman. Mais au final, le résultat est grandiose et unique. Sanctuaire est un roman très sombre et violent, magnifiquement écrit et d'une construction très travaillée (doublement travaillée en fait, puisque Faulkner a écrit deux versions du roman, celle qui est publiée étant la seconde).