Un bien étrange roman. Ça démarre obscurément dans la chaleur du Sud des Etats-Unis, puis ça continue avec des personnages d’étudiants new-yorkais superficiels tout droit sortis d’un bouquin de Scott Fitzgerald, qui après un accident de voiture se retrouvent dans une maison de rednecks tous plus ou moins tordus, en réalité une planque de bootleggers (l’époque n’est pas précisée mais on comprend qu’il s’agit ou de la Prohibition ou de la Grande Dépression).
Pendant 150 pages, nos deux héros Gowan et Temple vont évoluer dans cette vieille baraque, l’un constamment ivre, l’autre soumise aux pressions psychologiques et aux appétits des hommes de la maison, sous l’œil plein de pitié de Tommy, un garçon bizarre et celui moins compatissant de Ruby, une femme au caractère affirmé.
Puis, le roman bifurque dans l’intrigue judiciaire quand Tommy est retrouvé mort. Jusque là tout va bien : on a l’impression de ne rien comprendre et de tout voir partir en sucette. En fait, il faudra attendre les ultimes mots de Sanctuaire pour que le puzzle génial de Faulkner se mette en place et éclaire notre esprit.
Car Sanctuaire est certainement un livre difficile d’accès, ténébreux comme la réputation de son auteur ; le sujet est assez sulfureux pour l’époque, le titre Sanctuaire évoquant le sanctuaire vaginal qui sera odieusement profané dans le roman.
Mais il est surtout plein de non-dits et de sous-entendus sordides qui font la force son style, style qui ne ménage pas le lecteur, qui peut agacer, perdre, lasser, mais qui laisse une empreinte d’une rare profonde (cf le monologue intérieur complètement pété de Benji dans Le Bruit et la Fureur). Ce faisant, Sanctuaire est un bel exemple de la façon dont un véritable auteur peut, à sa manière, avec son style, ses obsessions, sa sensibilité, renverser complètement les codes d’une histoire policière.
Sanctuaire est aussi une odyssée sociale. Faulkner taille à tout va : les mœurs sociales, les conventions, la justice, la politique, bref, les hommes en général. « Tu ne sais pas ce qu’est un homme, dit Ruby à l’innocente et ingénue Temple. » Il semble n’y avoir aucun salut, aucun espoir dans ce monde que nous représente Faulkner, un univers aride, crasseux, noir, noir, noir. Sanctuaire est un roman noir d’auteur. Un roman policier littérairement exigeant, qui ne laissera passer aucune seconde d’inattention de la part du lecteur.
Une autre facette du génie de Faulkner réside dans sa capacité à accabler certains de ses personnages sans qu’ils n’aient commis d’actes particulièrement répréhensibles. Par exemple, une victime absolue comme Temple suscite chez nous bien moins d’empathie que le personnage plein de force et de mélancolie de Ruby, une ancienne prostituée amoureuse d’un voyou. De même, bien que celui-ci soit un personnage peu recommandable, l’injustice qui frappe Goodwin est plus attristante que le sort d’un personnage moralement superficiel comme Gowan.
C’est en lisant Faulkner qu’on se rend compte à quel point beaucoup d’auteurs de Stephen King à Cormac McCarthy, lui doivent très probablement leur vocation.