Sapiens
7.7
Sapiens

livre de Yuval Noah Harari (2011)

Une encore plus brève histoire de l'humanité

Avant-propos : ceci est une synthèse du livre. Ce n'est pas qu'il y a un risque de spoiler, c'est que c'est un seul gros spoiler. De toute façon, on meurt tous à la fin. Bref, si vous prévoyez de lire ce livre, ne lisez pas ça, si vous êtes intéressé(e) mais n'avez pas le temps de le lire, lisez ça, et si vous ne savez pas trop, faites comme vous le sentez, lisez les grands titres par exemple, je suis pas votre mère.


Le sous-titre de Sapiens est cristallin : il s'agit effectivement ni plus ni moins que de raconter l'histoire de l'humanité de sa naissance à nos jours. Voici ce que j'en ai retiré, avec quelques ajouts personnels.


Révolution cognitive


L'espèce humaine, comme toutes les espèces, est le fruit d'un processus d'évolution, si bien que sa naissance n'a pas de date précise. Cependant, on peut situer dans le temps un grand chamboulement cognitif, lent mais exceptionnel, chez certains hominidés. Nos cerveaux ont lentement grossis alors que nous connaissions d'autres changements (station verticale, hétérochronie...). La façon dont la taille relative de notre cerveau a été favorisée par l'évolution alors même que nous ne sommes pas subitement devenus suffisamment intelligents reste un des grands points d'interrogation de la science évolutionniste.
Le Sapiens actuel date d'il y a environ 70000 ans. Plusieurs points clés sont frappants par leur manque de diffusion dans les idées courantes sur l'espèce humaine :


1) L'Homo Sapiens est la seule espèce rescapée du genre Homo : nos espèces soeurs ont disparues, et deux théories existent pour expliquer leur absence : la théorie du génocide et celle du mélange. Selon cette dernière, les seuls purs sapiens sont les natifs africains, tandis que les européens se seraient hybridés avec Homo Néandertalis en migrant depuis l'Afrique, et que la même chose se passait en Asie avec l'Homo Erectus. Les deux théories ne s'opposent pas nécessairement et il est probable que la vérité soit entre les deux (affrontements et accouplements en parallèle). En tout état de cause, on voit bien que l'infameuse image d'Epinal "March Of Progress" représentant un singe se transformant peu à peu en homme en passant par Erectus et Neandertalis entretient la confusion.


2) On ne connaît rien des moeurs et cultures de la majeure partie de l'histoire de l'humanité. Les chasseurs-cuilleurs n'ayant, de par leur style de vie, laissé aucune trace pérenne de leur passage mis à part quelques dessins peu parlants sur les murs de quelques grottes, 60000 ans d'Histoire nous sont à jamais inaccessibles.


3) L'Homo Sapiens, né en Afrique il y a 70000 ans donc, a colonisé très tôt tout le globe, y compris l'Australie (50000 ans) et l'Amérique (20000 ans), entraînant l'extinction de la plupart des autres espèces animales, surtout géantes, à mesure des conquêtes. Ceci s'explique par le fait que ces espèces, ayant évolué tranquillement dans leur coin pendant quelques millions d'années, se sont retrouvées totalement démunies face à des prédateurs intelligents et ne respectant pas leurs lents cycles de reproduction. Les conquêtes de petites îles plus isolées se sont échelonnées jusqu'à nos jours, et seuls quelques rares lieux ont été épargnés, comme les Galapagos et leurs tortues géantes, de ce fait peu craintives des humains.


Révolution agricole


Le propos principal de cette section est qu'on s'est bien faits avoir. La révolution agricole, c'est à dire la sédentarisation des humains autour des cultures végétales et céréalières, a été une réussite évolutive, mais un échec retentissant en terme de bien-être. Le mécanisme expliquant comment sur des durées multigénérationnelles, nous avons réussi à croire que nous nous facilitions la tâche alors même que nous creusions la tombe de notre liberté est très bien expliqué. Cette transformation fut également une réussite pour les gènes des céréales et des animaux (qui "nous ont domestiqués" plus que l'inverse). Cependant, le contraste entre réussite évolutive et dégradation du bien-être est encore plus marqué en ce qui concerne les dits animaux. Un parallèle avec le besoin actuel de décroissance est fait, bien que sans grande valeur argumentative, mais ça fait toujours plaiz.


Dans ces deux chapitres, ainsi que par la suite, l'auteur distinguera les faits biologiques et l'imaginaire, i.e. les mythes, qui permettent aux sociétés de dépasser la taille charnière de 150 individus (nombre moyen de personnes avec lesquelles un humain est capable de nouer des relations). De façon provocante, il met au même niveau les Droits de l'Homme, la croyance religieuse et, par exemple, le code de Hammurabi : ce sont tous des mythes intersubjectifs, c'est-à-dire sans base réelle mais partagés par une population. Les caractéristiques d'un mythe partagé comprennent d'être souvent cause d'oppressions et d'inégalités, ainsi que de se présenter comme vérité naturelle : les hommes sont répartis en castes parce que Marduk l'a voulu ainsi ; les Noirs sont biologiquement inférieurs aux Blancs ; le marché libéral est la forme naturelle et incontournable des relations économiques...


Invention de l'écriture


L'écriture a été inventée vers -3000 seulement, par les Sumériens, et probablement pour des raisons pragmatiques (comptables). Elle est, avec la création de mythes intersubjectifs, la deuxième condition nécessaire à la formation de grands groupes humains. La partie la plus fascinante de ce chapitre est clairement lorsqu'on apprend le premier nom que l'on connait de toute l'histoire de l'humanité (vraisemblablement un comptable mésopotamien appelé Kushim).


La monnaie


La monnaie est le mythe intersubjectif qui fonctionne le mieux : deux peuples se feront la guerre pour des raisons religieuses par exemple, mais utiliseront dans le même temps une monnaie commune si ça les arrange. Nous avons droit pour l'occasion à un petit cours de paléoéconomie. Et de prendre tristement note que le premier, principal et plus efficace pont entre les peuples a été l'argent.


L'empire


Dans l'histoire des empires (assyrien, romain, arabe, chinois, occidentaux) on retrouve toujours le même schéma :
1) Domination circonstancielle d'un groupe ethnico-culturel sur d'autres groupes
2) Conquête d'autres peuples et intégration de la culture impériale par les peuples soumis (langue, cuisine, lois, valeurs, coutumes...)
3) Revendication d'une reconnaissance par les peuples soumis, répression par l'empire originel
4) Chute de l'empire, mais culture impériale sauvegardée chez les peuples libérés comme héritage culturel légitime, ironiquement.


La mise en perspective des empires coloniaux - dont nous n'en finissons pas d'observer les ruines en ce début de XXIème siècle - comme similaires aux empires de temps que l'on imagine anciens, barbares et folkloriques est surprenante à plus d'un titre (ce schéma marche-t-il vraiment ? se demande-t-on). L'auteur se sert en tout cas de ce relativisme pour affirmer qu'il n'y a aucun intérêt à opposer culture impériale à culture authentique (qui n'est rien d'autre qu'une culture impériale plus ancienne), mais sans élaborer davantage.


La religion


Viens ensuite la religion, troisième facteur d'unification de l'humanité après la monnaie et l'empire. (En effet, d'après l'auteur le monde tend inexorablement à l'unité depuis la naissance de Sapiens, à une échelle macrotemporelle.) On apprend brièvement de quoi parlait Zarathoustra, la Gnose et le manichéisme (dualismes), le passage de l'animisme au polythéisme (facteur d'échelle) au monothéisme (une bizarrerie semble-t-il) qui n'est rien d'autre qu'un patchwork de syncrétismes.
Le chapitre 12 va encore plus loin dans le relativisme anthropologique en prétendant que les idéologies modernes dérivées de l'humanisme que sont le libéralisme, le communisme ou le nazisme sont exactement similaires à des religions pour la seule raison qu'elles "croient" en un ordre surhumain : l'essence de l'humanité pour les communistes (notion d'égalité qui serait héritée du christianisme), l'essence de l'individu pour les libéraux (qui n'aurait plus de sens sans croyance monothéiste), ou encore l'essence évolutioniste de l'humanité pour les nazis. Dans un tableau synthétique, l'auteur met non seulement côte à côte ces trois "humanismes" (libéral, socialiste et évolutionniste) mais affirme qu'il s'agit sans ambiguité de religions. Il omet néanmoins minutieusement de dinstinguer "croyance à" et "croyance en", c'est-à-dire croyance religieuse et idéal moral. C'est à mon sens d'une absurdité sans borne, mais les croyants et quelques sociologues seront peut-être d'accord, qui sait ?


Révolution scientifique


Celle-ci a démarré il y a 500 ans et se caractérise par la courbe exponentielle de développement scientifique depuis lors, alors qu'avant "on ne s'intéressait pas à ces questions" (si la religion n'avait pas la réponse, la question était sans doute sans intérêt). Nous avons droit à des réflexions sur le lien entre science, technologie, pouvoir public et pouvoir privé, le problème des financements partiaux. D'après l'auteur, le but du progrès moderne est clairement d'échapper à la mort.
Viennent les chapitres sur les boucles de rétroaction science/empire et science/capitalisme.


Mariage de la science et de l'empire


L'empire se nourrit de science et la science progresse grâce à l'empire. La domination occidentale (aka européenne) a été permise non pas simplement par les capacités techniques mais par une certaine curiosité caractéristique, un aveu d'ignorance : voir à ce sujet les cartes antérieure à la conquête européenne qui n'admettaient pas de Terra Incognita. Les empires précolombiens, romain, du proche-, du moyen- et de l'extrême-orient se sont tous cantonnés à la conquête de proche en proche. Les empires européens modernes ont eu soif de découverte et ont fonctionné main dans la main avec une approche scientifique. Par exemple, l'empire chinois n'a jamais cherché à conquérir les terres lointaines d'Afrique alors qu'il disposait d'un niveau de technologie navale équivalent à l'Espagne et au Portugal (qui ont conquis l'Amérique). L'exemple de l'empire Inca est étudié, qui aurait pu éviter le génocide s'il s'était intéressé à ce qui se passait à quelques milliers de kilomètres chez les aztèques et les toltèques.
L'auteur reste fidèle à son relativisme, car même en admettant l'oppression terrible des européens envers les autres peuples, il note qu'ils ont apporté la science archéologique, linguistique, biologique, etc. ainsi que jusqu'aux idéologies qui permettent de les juger aujourd'hui.
On apprend au passage l'anecdote de la découverte de la famille des langues indo-européennes basée sur les similarités entre langues européennes, perse, sanskrit, etc. qui a entrainé la naissance du mythe racial des aryens. Je tiens à noter une petite digression faite par l'auteur, sur l'ambiguité du terme racisme qui gagnerait à être différencié en culturalisme de nos jours.


Capitalisme


Retour sur la création virtuelle de monnaie et sur sa nature intrinsèque de valeur intersubjective basée sur la confiance en l'avenir, ce qui témoigne d'un état d'esprit "différent" des occidentaux au même titre que l'aventurisme précédemment abordé. Vient un petit cours accéléré d'histoire de l'économie et de la conquête du monde : comment les nations de marchands comme les britanniques et les hollandais ont triomphé des nations militaires comme l'Espagne et la France, comment les guerres ont souvent eu des motifs économiques, la spéculation des anglais sur la révolte grecque contre l'empire Ottoman qui finit par impliquer le Royaume-Uni en tant que nation pour sauver ses créanciers... (à relire et prendre des notes d'ailleurs). On s'éloigne un peu du style du livre puisque celui-ci entre dans une histoire plus récente, plus complexe et plus globalisée, ainsi que mieux connue. Les anecdotes et les mouvements généraux se disputent la place, je n'ai cependant pas détecté de parti pris. Le problème du capitalisme débridé est posé, la réponse des capitalistes à celui-ci est présentée, les failles de celle-là à nouveau exposées.


Dans les points qui m'ont paru notables :



  • Il y a eu un remplacement des "fournisseurs de besoins" à l'humain : avant, la famille et la communauté directe protégeait et contraignait les individus, maintenant la famille n'a plus qu'un rôle émotionnel (pas encore remplacé) et le reste est fourni par l'Etat et les entreprises.

  • Les changements révolutionnaires se sont précipités ces 200 dernières années alors que la stagnation caractérisait les siècles précédents : essayer de définir la société actuelle, polymorphe, est impossible. (Quelle est la part de subjectivité temporelle dans cette assertion de l'auteur ?)


Bonheur


Puis dissertation sur le bonheur en tant qu'objectif souhaitable et critère mesurable de succès. Survol rapide des différents points de vue : est-ce la richesse et la santé ? des études montrent que non (sauf maladie chronique douloureuse). Est-ce le sens que l'on trouve à sa vie ? Si oui, alors il faut s'illusionner. L'auteur relativise encore et toujours en affirmant que s'illusionner sur une après-vie ne vaut guère moins que de s'illusionner sur l'humanisme. Le bonheur est-il indépendant des stimulis extérieurs en tant que niveaux biochimiques ? Il y aurait alors des personnes fondamentalement plus heureuses que d'autres. Pourtant un monde entièrement régi par la biochimie tel celui d'Huxley nous apparaît comme dystopique. Le bonheur réside-t-il dans l'ataraxie bouddhiste alors ? On conclue surtout que l'on n'est qu'aux balbutiements de la science du bonheur.


Futur


Dernier point abordé, en toute logique, celui de l'avenir, du moins du point de vue de l'évolution technologique et des mutations éthiques et ontologiques l'accompagnant. Les manipulations génétiques, le transhumanisme ainsi que les modélisations informatiques du cerveau donnent à penser que le stade de l'Homo Sapiens sera prochainement révolu et que nos façons de voir les choses, nos consciences et nos identités individuelles pourraient bien changer du tout au tout, donnant alors naissance à des entités modelées par le dessein intelligent d'un Homme qui serait devenu un Dieu, un Dieu indécis et capricieux... Toujours pas de quoi croire au Père Noël.


En conclusion, ce livre excessivement (j'insiste) facile à lire est une petite mine d'or, cependant l'insistance relativiste de l'auteur est assez pénible par endroits, et je me demande si elle est garante de scientificité ou révélatrice d'un manque de connaissances pointues... J'aimerais bien l'avis de quelques sociologues à ce sujet. Et puis, dès qu'il parle d'histoire récente c'est beaucoup moins méthodique, mais difficile de lui en vouloir, n'est-ce pas ? Reste à savoir si mettre tout côte à côte dans un bouquin est si pertinent que ça, mais telle était l'ambition de Yuval Noah Harari, et je l'en remercie.

pHneutre
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le 24 janv. 2017

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