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Synthèse analytique et critique de King-Kong Théorie

Avant-propos : ce document analyse le bouquin de long en large, des spoilers sont donc évidemment à craindre. Le sujet abordé étant une grande question de société (le féminisme, pour les deux du fond qui ne suivent pas), on y trouvera fatalement des éléments de convictions personnelles, aussi bien de la part de Virginie Despentes (VD) que de moi-même (en dépit de mes efforts démesurés de perception de la sacro-sainte réalité objective).




En introduction, d’après une longue énumération, VD déclare parler au nom de deux catégories distinctes de femmes : premièrement, les viriles, poilues, lesbiennes, qui se rêvent hommes, deuxièmement les moches, désavantagées du marché de la séduction, qui voudraient être belles et féminines mais n’y parviennent pas. Si les deux sont invisibles dans le paysage médiatique populaire, les premières cherchent désespérément leur place dans une société où celle-ci n’existe pas, alors que les secondes tendent leur bras vers la place qu’on leur refuse. Cette distinction n’est pas clairement statuée par l’auteur. VD se focalise ensuite sur une idée issue d’un passage de "La féminité comme mascarade" (Joan Rivière) : la femme active se sent obligée de s’excuser d’être à présent l’égale de l’homme en continuant à se présenter comme une entité tournée vers la séduction (une « chaudasse » (sic)), dans le but de rassurer l’homme. VD généralise cette théorie à partir d’un cas psychiatrique (elle parle de « clé de lecture »), on peut donc légitimement s’interroger sur la légitimité d’une telle affirmation.


Après ce début un peu déstabilisant, VD rentre dans le vif du sujet et insiste sur le mensonge apparemment en vogue qui consiste à faire porter le chapeau des malheureuses relations hommes-femmes à la révolution sexuelle et féministe. « prétendre que les hommes et les femmes s’entendaient mieux avant les années 70 est une contrevérité historique. On se côtoyait moins, c’est tout ». Elle s’en prend également à la propagande « conceptionniste » – dans une société où élever des enfants n’a jamais eu autant de chances d’échouer – qu’elle inscrit dans le cadre des manipulations à la base de la société de consommation : « on est tenues pour responsables d’une faillite qui est en réalité collective, et mixte. Les armes contre notre genre [féminin, ndlr] sont spécifiques, mais la méthode s’applique aux hommes. Un bon consommateur est un consommateur insécure ». VD se positionne très clairement sur l’idée d’une oppression sexiste en tant que composante d’une oppression de classes dont les victimes sont presque autant les hommes que les femmes. Elle insiste sur le fait que les femmes n’ont pas saisi l’opportunité de la libération féministe pour créer les structures nécessaires à leur émancipation des rôles genrés dans le ménage (sans pour autant expliquer pourquoi), et que les hommes n’ont toujours pas massivement remis en question leur rapport à la paternité. Elle écrit : « la virilité traditionnelle est une entreprise aussi mutilatrice que l’assignement à la féminité », dénonçant les interdits masculins : « ne pas montrer sa faiblesse. Museler sa sensualité. […] S’habiller dans des couleurs ternes, […] ne pas porter trop de bijoux, […] devoir faire le premier pas, toujours. », ce qui lui confère toute ma sympathie.


Ensuite, VD raconte le viol dont elle a été victime et comment elle a refusé d’en sortir mutilée à vie. Comment elle a tenu à garder le contrôle de sa sexualité et à considérer le viol comme un risque à prendre pour mener une vie émancipée et libérée, et non comme un tabou mortifère : elle est disciple en ce sens de l’intellectuelle féministe controversée Camille Paglia. C’est une position fondamentalement « beauvoirienne » à mon sens : la femme en tant que personne active et proactive, vivant par et pour elle-même, plus qu’actrice de sa vie : réalisatrice. Le droit de prendre un risque est en effet un concept très associé à la virilité.
VD explique le syndrome bien connu de la victime qui l’a probablement bien cherché si elle ne s’est pas (ou pas assez) défendue : être encore en vie joue contre elle. Elle insiste également sur le détournement sémantique autour du mot « viol », intériorisé jusque par les victimes, elle y compris : on rechigne à utiliser le terme, on banalise donc l’agression. Pendant un certain nombre d’années, elle avoue avoir été dans le déni.
« Une entreprise politique ancestrale, implacable, apprend aux femmes à ne pas se défendre. Comme d’habitude, double contrainte : nous faire savoir qu’il n’y a rien de plus grave, et en même temps, qu’on ne doit ni se défendre, ni se venger. Souffrir, et ne rien pouvoir faire d’autre. […] Mais des femmes sentent la nécessité de l’affirmer encore : la violence n’est pas une solution. Pourtant le jour où les hommes auront peur de se faire lacérer la bite à coup de cutter quand ils serrent une fille de force, ils sauront brusquement mieux contrôler leurs pulsions « masculines », et comprendre ce que « non » veut dire. »


VD se positionne ici en existentialiste pure, et le message est fort et très louable. On peut toutefois se demander si l’influence de l’environnement social sur les filles est l’unique raison pour laquelle une femme n’ose pas (ou ne pense même pas à) se défendre contre un homme. Quid d’un éventuel instinct de préservation face à un adversaire redoutablement plus tonique et musclé ? Quoi qu’il en soit, conditionnement social ou génétique, restrictions et entraves extrinsèques ou intrinsèques, accordons-nous sur l’urgence de les combattre, ainsi que sur le caractère réalisable de ce but.


Puis vient le "fantasme du viol" : « Je dirais que c’est un vestige du peu d’éducation religieuse que j’ai reçue, indirectement, par les livres, la télé, des enfants à l’école, des voisins. Les saintes, attachées, brûlées vives, les martyres ont été les premières images à provoquer chez moi des émotions érotiques. L’idée d’être livrée, forcée, contrainte est une fascination morbide et excitante […] Je suis sûre que nombreuses sont les femmes qui préfèrent ne pas se masturber, prétendant que ça ne les intéresse pas, plutôt que de savoir ce qui les excite. Nous ne sommes pas toutes les mêmes, mais je ne suis pas la seule dans mon cas. Ces fantasmes de viol, d’être prise de force, dans des conditions plus ou moins brutales [viennent d’]un dispositif culturel prégnant et précis, qui prédestine la sexualité des femmes à jouir de leur propre impuissance, c’est-à-dire de la supériorité de l’autre, plutôt que comme des salopes qui aiment le sexe. Dans la morale judéo-chrétienne, […] il y a une prédisposition féminine au masochisme, elle ne vient pas de nos hormones, ni du temps des cavernes, mais d’un système culturel précis […]. »


VD affirme ici un peu péremptoirement l’absence de facteur inné dans cette prédisposition de certaines femmes au masochisme et/ou à l'impuissance érotique (sans entrer dans les détails psychologiques de ces notions). Dans la même veine anti-essentialiste qu’auparavant, elle dénonce un système. Mais ses arguments sont malheureusement un peu légers. Elle admet elle-même ne pas avoir eu une éducation religieuse, les résidus qu’elle en décrit ne me paraissent pas pouvoir raisonnablement être la source entière et unique de quelque chose d’aussi profond que les fantasmes d'un individu. Bien qu’il soit, comme d’habitude, très difficile de distinguer l’inné de l’acquis, la réponse semble se trouver invariablement dans la demi-mesure. Seulement, il y a là un jusqu’auboutisme (parfaitement compréhensible ceci dit) qui s’exprime par peur de perdre du terrain dans le combat féministe. Là où VD se trompe heureusement, c’est que ces fantasmes, pour si honteux et socialement encore inacceptables qu’ils soient, ne devraient pas réellement entraver l’émancipation et la prise de pouvoir des femmes. En effet, je ne pense réellement pas qu’une manifestation psychique qui se fait dans l’intimité puisse influencer (ni handicaper) la bonne conduite d’une vie active, ce qui permet de concilier position féministe et concessions sur le plan du débat interminable du « plus-ou-moins-inné ». Une autre difficulté est la confusion possible par la doxa entre le fantasme et l’acte criminel, mentionne VD : cela participe de la culture du viol.


VD nous parle ensuite de prostitution et de pornographie, pour lesquelles elle se prononce en faveur d’une libéralisation totale, au travers du prisme de la lutte des classes.


D’après elle, la prostitution, apanage des femmes peu fortunées, n’est pas à distinguer particulièrement des autres types de services rémunérés. Elle s’en prend notamment aux bourgeois(es) prenant fortement parti pour l’interdiction de la prostitution, leur reprochant leur contradiction : être pauvre ne serait pas un problème, ou du moins ce serait un problème acceptable, mais se prostituer, non. Contre l’idée que la prostituée est contrainte par sa situation, elle argue que c’est le cas pour tout le monde : on bosse en priorité pour survivre, et dans un métier qu’on ne choisit pas toujours. Vient ensuite l’expérience de l’auteur. Il y a un passage que j’apprécie particulièrement : alors qu’encore à des kilomètres du monde de la séduction, plutôt punk-rock masculine, VD gagne de l’argent en tant que modératrice sur Minitel. Elle tombe alors sur des propositions sexuelles d’hommes à des femmes, sommes d’argent faramineuses à la clé. Interdite, elle se persuade que c’est un appât, qu’il y a anguille sous roche, ou alors que les filles en questions sont plus bonnes que la plus bonne de tes copines. Je peux tout à fait m’identifier : j’ai beaucoup de mal à comprendre les clients de la prostitution (à moins d’être très riche et très laid…). Autre passage qui rencontre un écho chez moi, et qui n’est pas sans relation avec le précédent, sa première sortie « habillée en fille », pour son premier client. C’est la première fois qu’elle se pare d’artifices de séduction (talons, mini-jupe, rouge à lèvres…) et elle est impressionnée par l’attention qu’elle obtient par sa simple présence. Elle a l’impression de tricher et que la séduction n’est qu’une vaste farce. C’est agréable et rassurant (si l’on avait besoin d’être rassuré) d’avoir ce point de vue de la part d’une femme.


Le reste du chapitre est moins intéressant. La dichotomie mère-putain est dénoncée mais rien n’est proposé pour en sortir, ce qui ne rend pas justice à la réalité de certains milieux sociaux progressistes actuels à mes yeux. L’état, l’ennemi, est constamment brandi comme instigateur de tous les malheurs des relations hommes-femmes, sans jamais d’analyse réelle, ce qui décrédibilise un peu le propos. Elle explique que le plaisir masculin est perçu comme honteux et source de malheurs, mais cela contredit la patriarchie sans-gène régnante… Enfin, elle revendique à travers tout cela que la prostitution peut être volontaire, consentie, positive et limite faire briller les dents. Comme dans chaque texte de défense de la prostitution que j’ai lu, nulle part n’est fait mention de l’intérêt de préserver le royaume de la sexualité de toute intrusion monétaire, et qu’une personne contrainte de vivre l’acte sexuel comme un travail perd quelque chose d'important. C'est juste moi ou...? Et enfin, rien non plus sur l’origine de la nécessité de la prostitution : sur pourquoi cela ne sert-il à rien de l’interdire, et vers quelle meilleure société pourrait-on se diriger pour d’une part la faire disparaître là où elle est dispensable, d’autre part en faire un service normal ailleurs. Mais ce n’est peut-être pas un sujet que VD souhaite aborder.


Lorsque VD aborde la pornographie, tout devient beaucoup plus bancal et biaisé. Elle feint d’oublier toute construction sociologique autour des concepts de pudeur et d’amour pour se déclarer surprise de la condamnation (ou censure) de la pornographie. « Étonnante vigueur à propos de ce qui n’est qu’un cinéma de genre. » On peut lire ensuite des choses réellement étonnantes comme « il est évident que beaucoup d’hommes hétérosexuels bandent à l’idée de se faire mettre par d’autres hommes [et] que beaucoup de femmes mouillent à l’idée de se faire violenter […] par d’autres filles. » En tant qu’homme hétérosexuel classé "un peu pédé quand même" sur l’échelle de Kinsey, j’aimerais beaucoup savoir d’où elle sort ces « évidences ». Bien qu’il y ait des idées intéressantes, je n’aborderai donc pas davantage ce chapitre, pas plus que le suivant qui est décalé par rapport au reste de l’ouvrage : en effet, dans ce dernier chapitre, VD se fend d’une interprétation psychédélique et toute personnelle du King-Kong de Peter Jackson qui devient une métaphore sociale qui est peut être intéressante d’un point de vue « artistique » mais qui me laisse circonspect en tant qu’essai sociologique.


Pour conclure, malgré les défauts et bizarreries que j’ai relevés au long de cette critique, je recommande la lecture de ce manifeste puissant qui m’a fait forte impression.

pHneutre
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le 9 mars 2015

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