Qui diable est exactement le comte de Lanty ? D’où est originaire sa famille, d’où lui vient sa prodigieuse fortune ? Et qui est ce vieillard décharné, sorte de squelette pathétique au visage fardé portant bijoux et perruque blonde qui, à chaque solstice, s’invite à l’une des fastueuses réceptions données par le comte dans son hôtel particulier ? Il se murmure qu’il serait la tête génoise des Lanty, en d’autres termes le riche bienfaiteur de la famille. Une complicité particulière semble en tout cas le lier à Mariannina, la fille du comte, dont la voix magnifique enchante le Tout-Paris qui assiste en cette nuit d’hiver au bal somptueux donné par son père. Dans ce microcosme mondain propice aux rumeurs et aux supputations, les langues vont bon train. Il ne viendrait évidemment à l’idée de personne de snober un hôte aussi prodigue que le comte, dont la fortune colossale semble inépuisable - sous la monarchie de Juillet, il va de soi l’argent peut avantageusement remplacer les quartiers de noblesse - mais tout de même, chacun voudrait savoir.
On l’aura compris, dans cette société qui raffole des mystères et des commérages, détenir un secret vaut de l’or. Il se fait que justement le narrateur sait parfaitement qui est ce hideux vieillard et quels sont ses liens avec la famille de Lanty. Et son secret, il s’apprête à le divulguer à sa jolie cavalière, Beatrix de Rochefide, que ce mort-vivant qui "sent le cimetière" fascine et effraie tout à la fois. C'est donc pour lui raconter toute l'histoire qu'il se rend le lendemain à la demeure de la belle, avec le secret espoir d’en achever la conquête.
Las, n’est pas Shéhérazade qui veut et notre conteur va l’apprendre à ses dépens : l’entreprise de séduction tourne court, le récit de l’amour impossible et funeste du sculpteur Sarrasine pour la cantatrice Zambinella n’ayant pas l’heur de plaire à Beatrix qui éconduit froidement le narrateur. Je m’en voudrais de dévoiler ici l’essentiel de l’intrigue : qu’on sache seulement que, comme bien d’autres héros romantiques, Sarrasine a l’art de s’éprendre d’une créature inaccessible voire carrément improbable – qu’on songe à la Sylphide de René, à l’Ondine de Gaspard de la Nuit, à l’Arria Marcella d’Octavien. Créature artificielle et improbable certes mais dont la perfection réelle ou rêvée a le don d’éclipser n’importe quelle femme en ce monde. Confusément, Beatrix a senti la menace : elle devine qu’au jeu de la séduction, elle ne pourrait égaler la plénitude de Zambinella. Aussi réagit-elle plus que fraîchement à l'évocation d'un être avec lequel ses charmes ne pourront jamais rivaliser, la ramenant cruellement à son imperfection.
Sarrasine nous offre donc le récit en miroir de deux tentatives de séduction manquées, dans une histoire tout en contraste où se côtoient le monstrueux et le sublime, l’amour et la mort, la beauté et l’artifice, le vice et la vertu, le réel et l’illusion.