Déjà habitué des transpositions, Brecht raffine ici en opérant deux adaptations en une seule pièce : d’abord, il emprunte le personnage principal (Schweyk), une partie du décor et des personnages à la série de romans de l’écrivain tchèque Jaroslav Hašek ; ce dernier mit en roman une partie de ses expériences personnelles : Schweyk, comme Hašek lui-même, est un Tchèque marginal, incarnant l’esprit de résistance anarchiste face aux contraintes de la société et de la guerre ; comme lui, Schweyk vit d’un trafic canin : il vole des chiens, en trafique le pedigree pour les faire passer pour des animaux de race pure, et les revend à des amateurs ; comme lui, Schweyk est enrôlé de force dans l’armée d’un peuple dominateur qui asservit son pays. Sauf que le Schweyk de Jaroslav Hašek vivait et se battait pendant la Première Guerre Mondiale, sous l’oppression de l’Empire Austro-Hongrois, et que le Schweyk de Brecht vit pendant la Deuxième Guerre Mondiale, et que l’armée d’occupation qui l’enrôle est la Wehrmacht, qui entreprend la conquête de la Russie. Il y a donc à la fois une adaptation littéraire et une transposition historique.

Tout tourne autour d’une auberge populaire de Prague, « Le Calice », dont la patronne ne veut pas d’histoires avec les SS qui arpentent la ville, mais que Schweyk s’ingénie à provoquer avec une naïveté confondante qui confine à l’imbécillité ; son originalité est de n’être pas si stupide que cela, car, bien qu’embarqué à plusieurs reprises par les nazis qui le trouvent subversif, il s’en sort en adoptant le point de vue des nazis avec une candeur désarmante. Cette instabilité d’attitude fait de Schweyk à la fois un rusé résistant, un type d’imbécile heureux comme on en trouve dans beaucoup de littératures, et un anarchiste qui ne croit pas à grand-chose, et qui, par sa versatilité d’attitude, met en évidence la vacuité orale des partis et des idéologies.

Entre alcool et pénurie de nourriture, le petit monde de Schweyk cherche à survivre sous la botte nazie. Baloun, l’ami de Schweyk, est un personnage de farce par son obsession lancinante de la nourriture, et sa dépendance radicale à toute promesse de quelque chose à manger, au point qu’il accepterait de s’enrôler dans la Wehrmacht en échange de nourriture.

L’atmosphère générale de la pièce est malgré tout plutôt comique, en raison des manœuvres de Schweyk pour se tirer des guêpiers où il se fourre régulièrement ; la séquence sur l’enlèvement d’un chien et le trafic qu’en fait Schweyk est assez drôle, et confine au vaudeville. Le tri des wagons dans une gare, la simulation de handicaps par les Tchèques qui ne veulent pas aller se battre, et même la marche dans la forêt près de Stalingrad sont les cadres d’une réjouissante ironie anarchiste. Des chansons-poèmes de belle venue émaillent la pièce.

Si Schweyk se retrouve finalement dans la Wehrmacht, en marche vers Stalingrad, ce n’est pas tellement parce qu’il en a trop fait (ses rencontres avec des militaires nazis tournent avantageusement pour lui), mais parce que les Russes résistent à Stalingrad, et que Hitler recrute de force des populations locales pour renforcer l’armée allemande en difficulté.

Comme dans « Arturo Ui », Hitler et ses principaux lieutenants sont mis en scène de manière grotesque lors d’intermèdes entre deux scènes : ils sont plus grands que nature, et ils s’expriment en vers (assez courageusement rimés en français par André Gisselbrecht et Joël Lefebvre).

Au confluent entre la comédie, la fable et le conte populaire, « Schweyk dans la deuxième guerre mondiale » est à la fois un témoignage sur la résistance des faibles contre les forts, une mise en doute de la durabilité de toute entreprise politique et impérialiste (le thème de l’instabilité de toutes choses revient plusieurs fois), une énigme morale (Schweyk, le « héros », n’est pas forcément quelqu’un de moral, avec ses trafics et ses volte-face). Au spectateur de trier parmi les options celles qui agréent sa sensibilité.
khorsabad
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le 20 janv. 2015

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