Les époques troublées révèlent souvent de manière brutale la nature profonde des êtres et bien malin celui d’entre nous qui pourrait prétendre savoir comment il aurait pu se comporter dans ces situations exceptionnelles. Si on en croit l’auteur, on aurait cependant tort de penser qu’un contexte particulièrement sombre comme celui de l’Allemagne nazie ait pu radicalement modifier la personnalité des individus entrainés dans la barbarie : au fond, le juste restera très souvent un juste et le salaud un salaud. Plus que les caractères, ce sont plutôt les comportements qui se trouvent modifiés : c’est ainsi que durant le IIIe Reich, certains ont rasé les murs, d’autres ont dénoncé leurs voisins, d’autres encore ont pris des risques inouïs pour sauver des inconnus ou, enhardis par la banalité du Mal, commis des actes ignobles qu’ils n’auraient sans doute jamais imaginé perpétrer en d’autres circonstances.
Il est difficile de mesurer le degré d’adhésion profonde de la population à l’idéologie nazie durant la période dont il est question ici, à savoir les premières années de la guerre. Pas évident en effet de quantifier la part de véritables adeptes, d’indifférents, d’assujettis par la terreur organisée ou encore de contestataires, même si dans ce dernier cas, des chiffres existent : quelques milliers de condamnations à la peine capitale ou à de lourdes peines de prison prononcées par le Volksgerichtshof ou Tribunal du Peuple pour "haute trahison". On peut cependant supposer qu’au moment où l’histoire commence, à l’annonce de la capitulation de la France, l’adhésion devait être très importante, l’enthousiasme de la victoire s’ajoutant à l’effet des moyens d’endoctrinement et de propagande mis en place depuis la montée du nazisme. Sans compter que l’antisémitisme, pierre angulaire du régime, était déjà bien présent au sein de la population avant la prise de pouvoir par Hitler. Ceux qui résistèrent se regroupèrent pour la plupart dans des organisations estudiantines, politiques ou militaires. D’autres qui n’appartenaient à aucune association ont joué cavalier seul, comme le héros de ce récit. Seul dans Berlin, seul contre tous.
Les personnages sont pour la plupart les habitants d’un modeste immeuble berlinois, assemblage plutôt hétéroclite conçu comme une sorte de microcosme de la société de l’époque : bourreaux, victimes, spectateurs, insoumis, auxquels viennent s’ajouter, venus de l’extérieur, quelques individus exerçant des "métiers essentiels" : policiers, espions, délateurs, membres de la Gestapo. En quelque sorte, le roman fait la chronique du nazisme ordinaire. Les caractères sont un peu archétypaux, comme si l’auteur avait entrepris de peindre une sorte de Comédie humaine centrée sur la représentation de types d’hommes. Ici, pas de conflits idéologiques, pas de grandes théories, mais plutôt des réactions viscérales, spontanées : il s’agit d’affirmer brutalement sa volonté de puissance, de profiter lâchement d’une bonne fortune ou de refuser tout compromis avec l’infamie, juste parce qu’il est impossible de faire autrement.
L’essentiel de l’intrigue tourne autour d’un projet aussi fou que dérisoire, tant l’enjeu paraît bien maigre par rapport aux risques encourus. C’est un drame personnel qui pousse à agir les principaux protagonistes, personnages par ailleurs inspirés d’une histoire réelle. A la mort de leur fils unique, les yeux d’Otto Quangel, ouvrier modèle, taciturne et sans histoire et ceux de son épouse Anna se décillent : non seulement la guerre est une abomination mais les exactions dont ils avaient peu conscience jusque-là leur paraissent désormais intolérables, de même que la manipulation de masse qu’impose le régime. Une situation qu’ils entendent dénoncer au moyen de cartes postales anonymes appelant à la résistance, déposées au hasard dans des immeubles très fréquentés.
S’il n’est pas le seul dans le roman à s’opposer à la barbarie, s’il ne détient pas le monopole de la force morale, Otto, par son entreprise de conversion, par sa force tranquille, par le sacrifice librement consenti de sa vie pour que triomphe son message, acquiert une dimension messianique. Le lecteur le suit dans son périlleux parcours, assiste à son chemin de croix, l’accompagne dans son "jardin de Gethsémani", lorsque s’insinuent en lui l’angoisse et le doute à l’annonce que la plupart de ses cartes ont été servilement rapportées à la Gestapo. Pas nécessairement d’ailleurs parce qu’elles n’ont obtenu aucun écho dans les consciences, mais bien parce que la terreur règne en maître dans cette communauté où tout le monde épie tout le monde. Mais s’il n’a fait au total que peu d’adeptes, Otto sait depuis le début qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre. Il sait aussi que son exemple possède une valeur de témoignage : capable de regarder sans trembler la mort en face, il se définit comme un être libre face à ses accusateurs, si bien que son procès, devenu celui du régime, devient en quelque sorte jubilatoire. Cette liberté inaltérable et indomptable résonne comme une Bonne Nouvelle au cœur des ténèbres, apporte l’espérance qu’un autre monde est possible et que la vie finira par triompher. Une note d’optimisme qu’on retrouvera d’ailleurs à la fin de ce roman poignant et empli d’humanisme.