Seul dans le noir, au rez-de-chaussée de la maison de sa fille, August Brill, un critique littéraire aujourd'hui paralysé, ne trouve pas le sommeil. Trois générations se côtoient dans la demeure : lui, sa fille Miriam qui peine à se remettre d'un divorce survenu pourtant il y a cinq ans, et sa petite-fille Katya qui, elle, a perdu son ex amoureux Titus dans la guerre contre l'Irak. Elle venait de le quitter et pense que c'est cette décision qui fit partir le jeune homme - alors que c'est plus probablement l'attrait financier qui motiva son choix.
Il sera bien davantage question de Katya dans le roman, d'abord puisque Miriam est absorbée par la biographie de Rose Hawthorne qu'elle doit achever, ensuite parce que le vieil homme regarde avec sa petite-fille des films toute la sainte journée. Cette occupation est l'occasion d'une digression captivante sur le cinéma : Katya prétend, en effet, que l’un des traits des grands cinéastes est leur capacité à faire incarner des sentiments humains par des objets. Elle cite à l'appui de sa thèse trois exemples : dans Le voleur de bicyclette, ce sont des ballots de draps qui évoquent la misérable condition des femmes ; dans La grande illusion, ce sont les couverts laissés sur la table par Gabin et Dalio qui disent tout de la solitude des femmes à la guerre ; dans Le monde d'Apu, c'est une épingle à cheveux contemplée par le jeune héros qui exprime l'amour qu'il lui porte. Un peu plus tard, Brill ajoutera un quatrième exemple, Le voyage à Tokyo, où une montre consultée par Noriko raconte la fuite du temps, l'un des thèmes du film. Toujours il s'agit, note Katya, de la condition féminine. De Sica, Renoir, Satyajit Ray et Ozu : tous figurent haut dans mon panthéon personnel et, moi qui rédige en moyenne deux critiques de cinéma hebdomadaires, j'ai reçu 5 sur 5 les analyses de Katya et Brill - avoir vu chacun de ces films a pu aider. Un Italien, un Français, un Indien, un Japonais : on notera l'ouverture au monde de Brill et de sa petite fille, caractéristique de la côte Est et pas vraiment représentative de l’États-Unien moyen...
Comme il ne parvient pas à dormir, Brill invente une histoire, celle d'Owen Brick, un magicien de profession parti combattre en Irak comme le défunt Titus.
Owen se réveille dans un trou, ne comprend pas ce qu'il s'est passé. Il ne tarde pas à comprendre qu'il n'y a jamais eu de guerre en Irak, qu'en revanche une guerre civile a éclaté, que de nombreux Etats ont fait sécession, à commencer par celui de New York. Un sous-officier, le sergent Tobak, le charge d'une mission : assassiner un homme, celui qui a inventé cette guerre qui dure depuis quatre ans. Cet homme s'avèrera être August Brill.
Comment est-ce possible ? C'est que la réalité n'existe pas au singulier : il y a autant de réalités que de cerveaux qui les conçoivent. Cette théorie fut formulée par Giordano Bruno, un brillant théologien et philosophe qui marcha dans les pas de Copernic avant de finir brûlé vif pour hérésie. J'ai depuis retrouvé cette idée dans des essais ésotériques : la réalité que nous percevons ne serait qu'une illusion, le temps n'existe pas, tout arrive "en même temps". Les boucles temporelles chères à David Lynch participent de la même sphère intellectuelle.
Dans le monde dévasté de cette Amérique en guerre interne, tout est devenu très cher. Heureusement que Tobak lui a remis une grosse enveloppe de billets. La serveuse d'un bar, Molly, lui indique un hôtel, accepte ensuite de l'héberger chez elle contre une belle somme, mais son copain est un violent qui ne l'entend pas de cette oreille. Voilà notre magicien amoché. Mais il y a aussi du bon : Owen retrouve Virginia Blaine, une fille superbe dont il était amoureux à l'école primaire. Les deux finiront par coucher ensemble, bien que Brick soit marié à Flora, qu'il aime tendrement.
Pour mettre fin au cauchemar subi aussi bien par les Américains que par Owen Brick, qui aimerait retrouver la quiétude de sa vie avec Flora, une seule solution : assassiner Brill, l'homme qu invente ce récit. Mais Flora le lui assure : il n'est pas de cette trempe-là, c'est un gentil, incapable de tuer un homme. C'est ainsi que Brill l'a conçu, afin d'être sûr de ne pas se faire tuer ! Le serpent se mord la queue. Brill est contraint de faire tuer son héros, qui s'est défilé devant sa mission.
Tout, dans ce récit, renvoie à la vie de Brill. Brill ressemble à Brick, Flora ressemble à Sonia, son épouse défunte d'un cancer à son grand désespoir. Quant à Virginia, elle a réellement existé et s'est réincarnée à l'âge adulte sous les traits d'Oona McNally, une étudiante de Brill pour qui celui-ci quitta Sonia, avant de se remettre avec elle. Tout cela nous sera raconté à la fin du roman, Katya questionnant son grand-père. Enfin, la guerre civile exprime l'incapacité de la famille du patriarche à rester ensemble : les deux hommes, respectivement de Miriam et Katya, ont "fait sécession", quant à Brill, il n'a pas su tenir dans la durée avec l'amour de sa vie, partie trop tôt.
C'est tout à fait brillant, et exprimé dans une langue d'une grande fluidité. Pas très littéraire, comme souvent les romans américains il faut le dire : la forme y est souvent peu travaillée, si on la compare à celle de nos grands stylistes, de Pierre Michon à Maylis de Kerangal en passant par Eric Laurrent. Il est vrai qu'il s'agit là d'une langue traduite, ce qui introduit un biais, difficile à évaluer. Une chose est certaine : j'ai pris beaucoup de plaisir à arpenter ce Seul dans le noir. De quoi en redemander.
7,5