Pour l’amateur d’histoire militaire, Shiloh est le nom d’une bataille de la guerre civile américaine, épisode sanglant de l’affrontement fratricide entre les Fédérés, fidèles à l’Union, et les rebelles sécessionnistes. Shiloh est aussi le nom d’un parc où l’on peut visiter l’un des sites les mieux conservés du conflit. Un cadre campagnard offrant l’image d’un lieu paisible, aux vallons traversés par les rivières et le cours de la Tennessee, aux vergers que l’on imagine fleuris au printemps, aux prairies ombragées par de nombreuses essences et aux crêtes barrées de broussailles indisciplinées. Rien dans ce décor bucolique et champêtre, surtout lorsque le soleil illumine les chemins creux, ne laisse deviner la tuerie qui s’est déroulée ici les 6 et 7 avril 1862. Par le hasard de la guerre, Shiloh est en effet devenu un enjeu majeur pour chaque camp. Pour les rebelles, le lieu s’imposait comme le théâtre idéal pour mettre un terme à la percée imprévue accomplie par les Yankees en territoire confédéré. Pour le Nord, les perspectives ouvertes par leur victoire les plaçait dans l’incertitude, les contraignant à réorganiser leurs forces pour protéger leurs lignes de ravitaillement et hâter la fin de la guerre. Lieu de paix en langue hébreu, devenu l’enjeu d’une bataille fameuse suite à l’attaque surprise des Confédérés, Shiloh demeure enfin le symbole d’un affrontement confus et sanglant, un carnage de sinistre mémoire qui en anticipe bien d’autres.
Écrit par Shelby Foote, autrement plus connu pour son œuvre d’historien, le bonhomme ayant publié un récit réputé sur la Guerre civile (The Civil War, A Narrative), Shiloh ne peut guère être accusé d’inexactitude. Récit à hauteur d’homme, le roman de Shelby Foote s’attache à retranscrire le déroulement de la bataille via le témoignage de six personnages fictifs. De simples soldats mais aussi des officiers, engagés de part et d’autre dans le combat, qui nous confient leurs pensées, leur participation aux combats, leurs sensations et sentiments durant cet affrontement. On les suit ainsi au plus près, pendant les préparatifs savamment organisés par le général rebelle Beauregard, très inspiré par Napoléon dans sa stratégie, puis au cœur de la bataille et lors de la retraite désordonnée des Confédérés devant la pression des troupes fédérales, arrivées en renfort.
Chaque combattant raconte à sa manière les deux jours d’affrontements. Le scintillement du soleil sur les parties métalliques des armes, la nature complice et indifférente à la tuerie, la fumée de la poudre consumée, le miaulement des balles qui sifflent dans l’air et déchirent les chairs, on est à la fois au cœur de la bataille et à l’extérieur de la mêlée, observateur d’actes paraissant lointains, dans l’espace comme dans le temps. Les cadavres jetés dans l’herbe comme des paquets de linge sale, la détresse des blessés abandonnés à leur souffrance, la sidération des soldats et les cris d’angoisse des hommes montant à l’assaut nous paraissent abstraits. Pourtant, on garde longtemps en mémoire l’image de ce soldat caressant la garde de la baïonnette plantée sous sa mâchoire, dont la pointe lui traverse le crâne, et l’horreur de son adversaire incapable de la retirer.
Difficile d’adhérer à un camp ou à l’autre dans ce récit à plusieurs voix. Shelby Foote ne prend pas partie, préférant décrire le point de vue d’hommes engagés dans un conflit absurde, convaincus du bien fondé de leur engagement par le discours verbeux d’hommes politiques défendant leurs intérêts et par la folie furieuse d’officiers agissant par devoir. Bref, voici un bien bon roman que l’on découvre tardivement dans l’Hexagone.
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