Stanisław Lem est un vicelard. J’en ai à présent la conviction, après avoir lu ses deux ouvrages les plus célèbres. C’est un sacré vicieux, mais pas parce qu’à l’instar d’un Sade ou d’un Pasolini, il prendrait plaisir à étaler sa vision pessimiste et/ou désenchantée de l’humanité ; non, l’écrivain polonais a résolument foi en la science et le progrès. Dans le même temps, il n’a pas son pareil pour malmener le lecteur, l’égarer, le gaver, l’embrouiller jusqu’à ce qu’il ne sache plus très bien ce qu’il est en train de lire. Mais en vrai pédagogue, jamais Lem ne lui tient la main, préférant le pousser de lui-même au questionnement permanent. De fait, dans le registre de la fable cosmique, Solaris est un modèle du genre, qui parvient habilement à éviter les pièges et facilités de l’allégorie.
Pour un roman ayant trait à une planète entièrement recouverte par l’océan, Solaris est pourtant aride. Première perfidie de Lem ! La deuxième, c’est qu’avec ses à peine plus de 300 pages, on se dit avoir affaire à un bon petit huis-clos spatial, rapide et facile à lire. Rapide, peut-être, si vous êtes rompu aux changements de rythme et de directions, mais facile, certainement pas. Solaris est un de ces romans dont la fin aurait pu être le début et le début la fin.
Son ouverture est d’une lenteur agonisante, où l’on suit, littéralement pas à pas, l’arrivée du docteur Kris Kelvin, psychologue et solariste de son état (l’étude de la dite planète est devenue une science à part entière) sur la station d’étude en orbite du monde titulaire, éternelle énigme avec ses deux soleils, un bleu et un rouge, ses phénomènes physiques étranges et surtout son fameux océan, que d’aucuns disent « intelligent ». Kelvin vient-il tenter à son tour de percer le mystère Solaris, ou veiller à la santé mentale des autres occupants de la station ? Peu importe, car il apparaît bientôt que ce qu’il vient y faire importe moins ce qu’il y amène avec lui, aux tréfonds de sa mémoire et de son âme.
« Âme », - le mot n’est guère employé par Stanisław Lem, car recouvrant une réalité abstraite et difficile à définir et quantifier de manière rationnelle. Or, le concept n’en est pas moins au cœur même de Solaris, éloge, voire même plaidoyer de l’inexplicable. Des chapitres entiers du roman sont consacrés à l’étude et aux interprétations des phénomènes observés sur la planète – phénomènes au demeurant complexes et troublants, à la typologie typique de l’œuvre de Lem (les « symétriades », « mimoïdes », et autres « vertébridés » venant s’ajouter au « femmefatalatron » de La Cybériade), mais dont la description détaillée sert à mieux masquer les enjeux réels du livre.
« L’homme est parti à la découverte d’autres mondes, d’autres civilisations, sans avoir entièrement exploré ses propres abîmes ; son labyrinthe de couloirs obscurs et de chambres secrètes, sans avoir percé le mystère des portes qu’il a lui-même condamnées. » C’est en cela que Solaris est bel et bien, comme le dit sans fanfaronnade le quatrième de couverture de l’excellente traduction française de Jean-Michel Jasienko pour Folio SF, « une des pierres angulaires de la science-fiction. » Sans fondamentalement remettre en cause l’élan qui, l’année de la parution du roman, a vu le premier homme dans l’espace, Lem s’interroge sur son timing. La conquête de l’espace, quête de vérité ou fuite en avant ?
Dense et touffu malgré sa relativement faible épaisseur, Solaris détonne par la multitude de ses grilles de lecture. Mais bien qu’il soit beaucoup plus sérieux et profond que La Cybériade de par ses thématiques aussi bien que leur traitement, l’ouvrage est bien plus qu’un traité en faveur de la spiritualité. Lem ne serait pas Lem s’il n’y interjetait pas son humour grinçant et caustique, notamment lors du chapitre « La Conférence », ou si derrière la froideur du cadre et de l’écriture, l’émotion n’était pas au rendez-vous : Solaris est aussi une histoire d’amour tragique, dont la justesse teintée de pudeur m’aura secoué jusqu’au plus profond de moi-même.
Habilement, Lem use et abuse du laïus scientifique jusqu’à la nausée, surtout dans la bouche de ces messieurs les scientifiques, imbus du savoir qu’ils croient détenir, tandis qu’entre Kelvin et sa visiteuse, les mots n’arrivent pas à sortir, même les plus simples, même les plus importants… le temps de finir par la meilleure phrase de clôture d’un roman que j’aie pu lire depuis longtemps, et voilà ma conviction ébranlée : vicelard, Stanisław Lem ? Non, juste mélancolique.