Il aura fallu attendre vingt ans pour que soit traduit Stone Junction en français, vingt ans pendant lesquels Internet réalisa sa révolution tranquille, et fit basculer notre univers dans le tout numérique. Le lire de notre coté du Temps, c'est comme regarder un homme prendre sa respiration avant de sauter dans une eau tumultueuse et froide. Un dernier rayon venu d'une étoile encore visible mais déjà morte.
C'est aussi comme lire une version "tout public" du gigantesque "Contre-jour" de Pynchon (ce n'est certes pas un hasard si c'est le divin Thomas qui signe la préface de Stone Junction). Mêmes héros anarchistes drogués à la dynamite, même obsession pour les entrelacements de la modernité et de la science, même intérêt pour les situations à la marge et les faux-semblants qui se jouent de nous, humains pauvres humains.
Dodge emploie des moyens plus simples et une narration plus limpide que son ébouriffant aîné, notamment grâce à une trame de roman d'aventure particulièrement efficace. Mais derrière l'apprentissage du jeune Daniel se dessine ici aussi un univers chatoyant qui refuse la logique froide et déshumanisante du capitalisme mondialisé. L'avantage, c'est qu'il mêle ainsi avec grâce (et humour, et poésie, et émotion) les éléments les plus triviaux à des concepts ésotériques louchant du coté de l'alchimie et de la sagesse orientale sans perdre jamais le lecteur. Le (petit) hic, c'est qu'immanquablement, la forme finit par phagocyter et affadir un peu le fond. Le roman gagne en confort ce qu'il perd en mystère. Il fixe et canalise le mouvant, domestique l'incompréhensible. Mais oublions deux secondes le mirifique Pynchon, et ne faisons pas la fine bouche : Stone Junction reste une merveilleuse odyssée littéraire.