Voilà un roman particulièrement moderne, prenant à bras le corps des sujets très actuels. Le principal sujet, c'est une manipulation par ce qu'on appelle fréquemment (à tort et à travers) un "pervers narcissique". Je me méfie de l'usage de ce genre de terme, comme "paranoïaque", qui ressort du vocabulaire de la psychothérapie et qui sont souvent utilisés à tort et à travers. D'ailleurs, Camille Laurens n'utilisera jamais vraiment ce terme, lui préférant celui de gaslighting, d'après le désormais célèbre film de Cukor, ou encore "maladie de Nark", du nom d'un syndrome découvert dans un roman d'anticipation commencé par le personnage du roman. Mais le fait est que Gilles Fabian a tout du manipulateur froid et sans scrupule qui manipule la vérité dans le sens qui l'arrange pour se présenter comme la victime. Là où il est difficile de faire la part des choses, pour l'observateur extérieur, c'est qu'il devient réellement une victime. Dès lors qu'il existe ce fait, et aucune preuve du reste, comment se défendre?
Un autre sujet abordé est celui de l'effet pernicieux des réseaux sociaux, et de ce que peut devenir le harcèlement en ligne. La romancière Claire Lancel (initiales de Camille Laurens, qui ne renonce pas tout à fait à l'autofiction) ironise dans un podcast sur un spectacle monté par une femme blanche projetant tous les clichés associés à la représentation fantasmée de l'africain. A partir de là va se monter une campagne de haine qui va contribuer à détruire Claire Lancel, qui ne pensait pas à mal.
Il n'y a pas que les sujets évoqués qui sont dans au goût du jour. Le langage, pas avare en anglicismes, est également très moderne. La déconstruction du personnage passe parfois par la déconstruction de la langue, avec ces espèces de "poèmes en vers libres", pourrait-on dire. (un artifice similaire avait déjà été utilisé par Zamiatine dans Nous). L'ensemble est construit comme un thriller et se lit comme tel. Pour le lecteur, la situation s'éclaire au cours des révélations, ponctuées par des extraits de dépositions au tribunal ou de discours avec l'avocate de la défense. Car dès le début nous savons que tout cela a très mal fini, même si nous allons découvrir après coup jusqu'à quel point et pourquoi.
Tout cela est intelligent et très plaisant, porté par une plume incisive, on aurait tort de se priver.