Dialogues silencieux entre Orient et Occident

Le "Tao Te King" est un ouvrage fondateur de la philosophie et de la spiritualité chinoise, et plus largement asiatique, tant le taoïsme a connu un large écho en Extrême-Orient. Comme souvent avec les textes antiques, a fortiori ceux qui ont subi l'épreuve de la traduction, le sens n'est pas toujours limpide et explicite. Il s'agit ainsi d'un ensemble de quatre-vingt-un courts textes à mi-chemin entre l'aphorisme et le poème en prose.


Dans ce qui est souvent présenté comme son ouvrage-testament, Lao Tseu expose ses considérations sur le Tao (souvent traduit par "la voie", "le chemin" ou même "l'être suprême"), son rôle comme matrice du monde et les préceptes à suivre pour s'y conformer et vivre avec sagesse. Il ne faut pas se leurrer, ce livre n'a rien d'un mode d'emploi clé-en-main vers la sagesse, ni d'un ouvrage didactique sur la philosophie taoïste. C'est un texte ésotérique, métaphorique, souvent évasif, parfois contradictoire.


Il est fascinant de constater les parallèles entre la pensée de certains philosophes présocratiques et la théorie du Tao de Lao Tseu. Ainsi, la conception d'Anaximandre de l'apeiron comme principe premier indéfini, source et fin de toute chose, fait écho à la nature insaisissable du Tao dont il est dit dans le "Tao Te King" : "Le Tao qu'on peut nommer n'est pas le Tao éternel". De même, la vision d'Héraclite d'un monde en perpétuel changement ("On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve") résonne profondément avec la conception taoïste du changement permanent. Sa théorie de l'harmonie des contraires trouve un écho saisissant dans la complémentarité du yin et du yang.


Quant à Empédocle d'Agrigente, sa vision des forces cosmiques d'Amour et de Haine comme principes moteurs de l'univers présente des similitudes frappantes avec la dualité dynamique du yin et du yang dans le taoïsme. Le cycle cosmique qu'il décrit, où les éléments s'unissent sous l'effet de l'Amour et se séparent sous celui de la Haine, rappelle le mouvement perpétuel d'alternance décrit dans le "Tao Te King".


A contrario, la pensée taoïste s'oppose frontalement à celle de Parménide d'Élée. Pour Parménide, le non-être est strictement impossible : "L'être est, le non-être n'est pas". Sa vision est absolument moniste et rejette toute forme de changement ou de devenir comme illusion. Lao Tseu, au contraire, conçoit le Tao comme l'unité dynamique de l'être et du non-être. Dans le "Tao Te King", il écrit : "L'être et le non-être s'engendrent l'un l'autre". Le vide n'est pas nié mais valorisé comme source de potentialité. La pensée de Parménide est fondée sur une logique binaire stricte (être/non-être) tandis que le taoïsme développe une pensée dialectique où les opposés se complètent.


Pour le reste, l'ouvrage est un peu déroutant, alternant considérations sur l'essence du Tao, conseils concrets sur la vie quotidienne et vues sur l'exercice du pouvoir. On y trouve des passages parfois contradictoires. Certaines sentences sonneraient presque anarchistes : "Plus il y a d'interdits, plus le peuple est pauvre, plus il y a d'armes, plus le pays est troublé" affirme ainsi le célèbre philosophe. "Plus croissent les lois et les règlements et plus augmentera le nombre de voleurs et brigands" dénonce-t-il par ailleurs, tel un militant d'avant-garde contre l'inflation législative !


On s'étonne pourtant de trouver quelques pages plus loin, après moults appels à la simplicité pour se rapprocher de la Voie, des assertions dignes de Machiavel : "Un peuple est difficile à conduire s'il en sait trop", ou encore "Ainsi conduire un peuple par l'intelligence s'avère une malédiction pour l'État. Ne pas conduire un pays par l'intelligence s'avère une bénédiction pour l'État." Ce qui ne l'empêche pas d'appeler indirectement à une plus juste répartition des richesses : "C'est la voix du ciel de prendre ce qui est en excès pour combler ce qui est en manque. La voie de l'homme est contraire : elle prend à ceux qui ont peu pour donner à ceux qui ont trop."


Globalement, la philosophie de l'illustre sage est proche de celle prônée par ses contemporains du pourtour méditerranéen : piété filiale, obéissance aux lois, humilité et modération sont ainsi valorisées comme des vertus cardinales. Le "Tao Te King" est un ouvrage qui intéressera tous ceux qui ont à cœur de mieux comprendre le mode de pensée d'une bonne partie de l'Asie orientale, ainsi que les amateurs de spiritualité et d'ésotérisme. On y trouve effectivement matière à réflexion. De là à penser qu'il y a une infinité de sens cachés et que chaque phrase mérite d'être lue et relue, ou de faire l'objet de longues méditations, j'avoue être moins convaincu.

ZachJones
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le 22 oct. 2024

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Zachary Jones

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