Ouvrir au hasard Terminus Radieux Volodine et s'apercevoir que la seule explication serait qu'il a passé 347 existences à peaufiner chacune de ces pages interminablement belles. S'apercevoir aussi qu'après des mois de lecture cette littérature continue à irradier l'imaginaire : les images, les personnages sont encore là. Pour 100 000 ans, le temps de décomposition du plutonium ? Volodine tend à poser que peut-être la littérature n'existera plus. Un peu de musique, de poésie, de steppe et de taïga.
Que Terminus radieux ait reçu le « prix de la page 111 » est à mon avis à cet égard le plus beau prix à lui attribuer. Le plus symbolique. Et sa réponse ne manque pas de la poésie et de l'humour qui traverse son œuvre.
La parfaite critique de Charybde 2 m'épargne de donner trop de détails. Mais ce livre rayonne. Livre-nucléaire pour tous les temps. Le nôtre, le futur.
Dans ce livre – comme toujours – tout n'est qu'image, s'enveloppe dans les images, et si ce livre désillusionne certains, c'est qu'il n'est qu'image et que, s'il ne fallait retenir que ces quelques images finales, ces corbeaux en masse, cela suffirait à habiter la taïga de notre imaginaire pendant plusieurs éternités.
La magie du livre est qu'il compose encore d'autres perspectives que de simples images, mais aussi des atmosphères, des récits, des imaginaires (post-apocalyptico-soviético-poétique), des dialogues (très beckettiens reconnaît l'auteur), et des personnages qui restent bien fixés dans l'esprit.
Pour se donner une idée, voici une partie du dramatis personae :
Solovieï : poète-chaman du kolkhoze Terminus radieux. Que tout le kolkhoze et ses habitants soient une de ses dernières imaginations. Qu'il parle dans nos têtes. Que sa poésie obscure infiltre tout le livre. Ce sont des choses possibles.
Signe distinctif : ses épithètes homériques sont : « comme un koulak de chez Tolstoï », et « aux yeux ambrés d'oiseau de proie » ; obsédé quasi-incestueusement par ses 3 filles, un père Karamazov d'un genre nouveau.
Kronauer: Petite tête de Stalker [dixit] mais pas Rouquin. Noir. Fils de l'Orbise, déserteur dans ce grand mouroir interminable d'après l'effondrement de la Seconde Union Soviétique. Héros de la fuite, de la confrontation ratée avec Solovieï.
Signe distinctif : lié à Vassilia Marachvili et à Ilioutchenko, entretiendra une non-relation avec Samya Schmidt.
Vassilia Marachvili : La Belle Morte Vivante, qu'aucune ballade ne ranimera.
Signe distinctif : ses yeux ne s'ouvriront que sur l'obscurité du Bardö.
Mémé Oudgoul : Amante, sibylle et confidente de la pile nucléaire du kholkoze, mais aussi compagne de Solovieï, héroïne immortelle de l'égalitarisme bien que rejetée par le Parti ; dispensatrice de l'eau très-lourde, l'eau très-morte, et de l'eau très-vive qui ranime les morts.
Signe distinctif : une tendresse, qui, bien que portée principalement envers la pile, en fait une figure maternelle à part au milieu de cette galerie de personnages irradiés (p.43 sqq)
Ilioutchenko : déserteur camarade de Kronauer et Marachvili, puis lieutenant fantôme d'un train de soldats d'agonisants traversant des espaces vides à la recherche du refuge d'un camps.
Signe distinctif : la droiture de la mort et de la révolution (« de la littérature et du droit à la mort »...)
La Taïga : l'infini hérissé de sapins, couvert de neige, parcouru d'obscurité.
Samiya Schmidt : fille aimée de Solovieï 1 – L'Enragée... et bibliothécaire de Terminus Radieux.
Signe distinctif : deux tresses (perruque) comme les gardes rouges chinoises.
Hanko Vangoulian : fille aînée de Solovieï - La Princesse tueuse
Signe distinctif : yeux de 2 couleurs troublantes, l'agathe obscure et l'oeil de tigre
Myriam Ougarik : fille de Solovieï 3 - La fille fatale
Signe distinctif : sensualité langoureuse et mortelle
Bargouzine : Ingénieur incapable. Mari putatif de Myriam Ougarik. Âme morte et damnée de Soloveï et occasion de bel humour du désastre : « Baragouzine, en effet, était fréquemment victime de ce que la sagesse populaire nomme le décès. »
Mogorovian : tractoriste ne cessant de mourir. Mari putatif de Samyia Schmidt. Un des pantins de Soloveï.
Adolaï Schulhof : musicien fantastique, marié à Hanko Vangoulian mais, contrairement à ses beaux-frères, ayant fui le kolkhoze.
Signe distinctif : écouter Antoine Volodine lire son histoire (à 8:10) à la Librairie Charybde.
La beauté sauvage, mêlée de vacance et de steppe, de résonance nucléaires magiques composent au-delà des fins dernière, le paysage d'outre-monde où le mystère de la vie et de la mort se suspendent.
Litanies de pensées ni tout à fait vivante, ni tout à fait morte – littérature de Schrödinger ou du « Neutre » blanchotien. Et il y a en commun, quelque part, avec Blanchot, que cette littérature demande sa part d'hypnotisme et de fascination, entrer dans Terminus radieux c'est abolir les horizons de lecture traditionnel : horizon sans fins, époques renversées, fait de poésie et pièges narratifs. Entrer dans Terminus Radieux c'est accepter de se dépouiller de presque tout pour « entrer dans l'image étrange » comme disait Marina Soudaïeva...