Que dire de plus ? Ce cycle est une masterpiece, comme disent les anglo-saxons. Narration impeccable, simple et directe, allant souvent dans le détail, mais jamais trop pour ne pas lasser le lecteur. Très axée sur le réel, la vie des gens, dans cet univers d'inspiration fantastique et médiévale, de facture au premier abord très classique, mais dont on verra qu'elle recèle plus de complexité qu'il peut y paraitre au départ. Un univers d'une richesse et d'une profondeur rarement égalée dans le genre de la fantasy. Des personnages d'une grande humanité, avec leurs pouvoirs, mais aussi leurs faiblesses.
Car si le fantastique, ici la magie, est bien entendu omniprésent, il n'occulte jamais l'oeuvre littéraire. Le recours à des sorts pour dénouer les situations n'est pas si fréquent et apparait comme presque anecdotique en regard de la destinée des personnages, dont la vie quotidienne, fort rurale, n'est jamais mise de côte. Ged passe ainsi plus de temps à réparer des clotures et à se balader dans les bois qu'à lancer des envoutements pour vaincre ses maléfiques (et encore, faut-il vraiment les qualifier ainsi ?) ennemis.
Ce cycle de Terremer à cela de remarquable qu'il a été pondu sur une très longue période de temps : le premier opus a été publié en 1968 et le dernier en 2001. Soit 33 ans avec une longue pause de 18 ans entre le troisième et le quatrième. Evidemment, le top pour l'immersion c'est de lire tout à la suite et cette intégrale est très bien pour cela, d'autant quelques nouvelles d'appoint viennent pimenter le tout, de même que divers commentaires de l'autrice. Le Guin a 39 ans au moment du premier, elle en a 72 au sixième. Et entretemps, il a coulé de l'eau de sous les ponts dans le monde de la littérature fantastique.
Le premier roman (Le sorcier de Terremer) est d'inspiration très tolkienienne. Point commun supplémentaire, il s'agit d'une commande, émanant d'une maison d'édition très comme il faut, d'un livre pour adolescents. Autant dire que les héros sont tous des hommes, les rares femmes qui apparaissent dans le bouquin attendent au port le retour des héros (comme son nom l'indique, l'univers est très rural mais aussi maritime). Si un personnage féminin majeur apparait dans le second roman, les femmes ne prennent une place prépondérante dans le script qu'à partir du quatrième roman (paru en 1990). Et quelle place !
Voilà, on passe donc progressivement de la lecture pour ado des années à une oeuvre majeure et intelligente qui explore avec pertinence les thèmes universels de l'humanité : le pouvoir, le sexe, le conditionnement et les conventions sociales, la place des femmes dans la société et bien entendu la mort, qui occupe de plus en plus d'espace dans la narration au fur et à mesure que l'autrice se rapproche de la sienne (même si elle survivra 17 ans à son sixième roman). Profondeur qui va donc en s'accroissant, mais constance dans l'écriture, qui du début à la fin, donne lieu à une lecture palpitante sans artifices de style. Tout en demeurant linéaire dans la scénarisation : pas de retournements finaux de derrière les fagots. Le sentier qui mène les personnages vers leur destin n'est pas tortueux (mais la pente est parfois rude).