Je fais partie de celles et ceux qui croient, en littérature, à l’Œuvre plutôt qu’aux œuvres. À ce qui fait l’unité du travail d’un·e auteur·ice, plutôt qu’à un livre en tant que production finie. Je ne vais peut-être pas me lancer dans les œuvres complètes d’Ali Hazelwood pour autant (j’attends la Pléiade), mais je repère un double-glissement entre ce The Love Hypothesis, son premier roman, et Love, Theoretically, lu avant. Le premier est d’ordre stylistique : j’y retrouve moins de marques de l’écriture fanfictionnelle. Cela peut sembler contre-intuitif vu l’ordre de parution des livres, mais peut-être faut-il y voir une intervention initiale de l’éditrice qui aurait ensuite laissé plus de lest à son autrice. Le second glissement est littéraire. Là où Ali Hazelwood imbriquait sa romance dans un college novel de manière assez habile, ambitieuse, et, disons-le, très réussie dans Love, Theoretically, ce The Love Hypothesis est certes mâtiné de vie universitaire, mais très authentiquement une romance. Et dans le genre, il me semble extrêmement réussi.

D’abord, je dois bien reconnaître que j’ai beaucoup ri en le lisant. C’est très drôle. Hazelwood a un certain talent pour l’écriture : elle part d’un imbroglio initial pour tisser toute son histoire. La situation initiale absurde est tout de même très très con : Olive, doctorante en biologie, croit apercevoir un soir, au fond d’un couloir de la fac, sa meilleure amie Anh, et décide de l’impressionner (pour de bonnes raisons trop longues à décrire ici) en embrassant le premier gars venu, en l’occurrence le jeune professeur en biologie Adam Carlsen, à la réputation horrible et qu’elle déteste par principe. Ennemies to lovers, donc. Olive doit composer pendant 400 pages, pour notre plus grand plaisir, avec les conséquences de ce mensonge originel : contrat de faux couple, faux rendez-vous galants hebdomadaires... Sauf qu’évidemment, Olive va vraiment tomber amoureuse (et on sait que lui l’est aussi parce que c’est le même schéma que dans Love, Theoretically. D’ailleurs, l’unique scène de sexe est exactement au même endroit : autour de la page 300. On voit les prémisses d’une œuvre se mettre en place…).

C’est un peu comme une screwball comedy : tous les nœuds de l’intrigue, principale (la romance) et secondaire (l’amitié, la recherche…), finissent par être reliés de manière complètement ubuesque par la seule volonté de l’autrice. Tout est tellement gros que c’est hilarant. Ma péripétie préférée est sans doute celle de la crème solaire (autour de la page 150) que je vous résume ici : lors d’un pique-nique de la fac, Olive se retrouve les mains pleines de crème solaire à cause d’Anh qui en est obsédée, et doit évidemment se débarrasser du surplus sur Adam, qui jouait torse nu au frisbee… Autre comparaison : le roman fonctionne sur le mode théâtral. Outre l’importance des dialogues (et de la voix grave et « profonde » d’Adam, c’est précisé au moins 5 ou 6 fois), chaque chapitre est une petite scénette. À chaque fois, l’un des deux protagonistes essaie de clarifier la situation afin de permettre l’aboutissement de la romance ; à chaque fois, il est interrompu par un élément extérieur, comme dans la comédie de boulevard.

Là où Hazelwood est douée, et décidément bien plus qu’une autrice de fanfiction touchée par la grâce éditoriale, c’est qu’elle assume l’aspect méta de son écriture, et justifie littérairement l’existence de son livre par l’utilisation du monologue intérieur et le discours indirect libre. Elle balaie d’emblée les procès en invraisemblance en montrant qu’Olive est parfaitement consciente du caractère wtf de la situation :

Soudain, l’énormité de ce qu’elle venait de faire la cloua sur place. Elle venait d’embrasser un type au hasard, un type qui se trouve être l’enseignant réputé pour être le plus désagréable du département de biologie. (p. 27)

Elle se moque du trope du faux couple :

- « Faux rencard ». Comme si c’était un vrai concept. / - Parce que c’en est un. Vous n’avez jamais vu de comédie romantique ? (p. 75)

Et, dans un geste méta sublime, quand l’amie Anh apprend la machination :

- Non, non. On dirait une mauvaise comédie romantique. Ou un mauvais roman pour jeunes adultes. Ça ne se vendra pas. (p. 365)

Chapeau pour l’audace. Contrairement à Love, Theoretically, The Love Hypothesis repose davantage sur le procédé narratif que sur la profondeur psychologique des personnages, ce qui rend paradoxalement les quelques passages sur la peur de la solitude d’Olive très touchants :

Elle aurait adoré avoir quelqu’un dans sa vie, mais elle doutait que ce soit au programme pour elle. Peut-être que personne ne pouvait l’aimer. Peut-être que passer tant d’années seule l’avait profondément transformée, et que c’était la raison pour laquelle elle semblait incapable de tisser un vrai lien amoureux, ou même d’éprouver le genre d’attirance dont les autres parlaient souvent. (p. 61)

On pousse encore beaucoup de « Annnnw » de mignonnerie ; Hazelwood décrit bien l’état amoureux sans trop en faire :

Elle réussit à le faire rire, et… cela ne transformait pas seulement son visage, ça modifiait l’espace entier qu’ils occupaient. (p. 168)

Ça vaut bien Blaise Pascal et son fétichisme du nez de Cléopâtre… Ali Hazelwood a beaucoup d’humour et n’hésite pas à en rajouter dans sa description d’Adam depuis le regard d’Olive ; là où le Jack de Love, Theoretically faisait plein de sourires en coin pour nous faire comprendre qu’il aimait Elsie, cet Adam est d’une placidité et d’un pince-sans-rire qui rendent le livre très drôle :

Dans l’ensemble, les seuls objets qui n’étaient pas noirs étaient les AirPods dans ses oreilles, dépassant entre des mèches de cheveux humides. Elle sourit en essayant d’imaginer ce qu’il écoutait. Probablement Coil ou Kraftwerk. Le Velvet Underground. Une conférence sur les aménagements paysagers économes en eau. Des chants de baleine. (p. 183)

C’est agréable de lire un livre où, pour une fois, c’est le personnage masculin qui colle aux clichés de son genre : Adam est très grand, très musclé, il a de grandes mains, une voix grave et profonde – on l’a dit –, il sait très bien se garer… Je n’ai pas changé d’avis depuis ma critique précédente : Hazelwood n’est toujours pas Proust, mais c’est décidément une autrice intéressante. Si toute la new romance est de cet acabit, il ne faut voir qu’un mépris de principe dans la manière dont la profession se gausse de ce phénomène éditorial, typique avec la littérature de genre. D’autant que celle-ci ne s’adresse pas seulement à des jeunes, mais des jeunes filles, alors impossible qu’elle soit de qualité. Non ?

antoinegrivel
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Créée

le 14 juil. 2024

Critique lue 25 fois

Antoine Grivel

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