On se demande comment Brecht n’a pas rédigé une pièce sur la Commune de Paris bien plus tôt dans sa carrière. C’est un sujet en or pour lui : défendre l’opprimé, le pauvre, le crève-la-faim, le traîne-misère sur tous les tons, appeler à la révolution violente qui renversera le pouvoir de la bourgeoisie et de tous ses séides, politiques, religieux, militaires....

L’histoire de cette révolution prolétarienne parisienne, favorisée par la chute du Second Empire et la défaite de la France devant les Allemands de Bismarck (1870-1871), se découpait pour ainsi dire d’elle-même en plusieurs mouvements, que Brecht n’avait qu’à suivre pour composer les quatorze scènes de sa pièce : le jaillissement de l’ardeur révolutionnaire en présence d’un vieux monde qui s’écroule de tous les côtés ; le désir de construire une nouvelle société, juste, égalitaire, laïque et démocratique ; la prise de conscience progressive que tout le reste du monde conspire pour éliminer les Communards : les bourgeois et aristocrates certes, mais aussi le gouvernement provisoire de Thiers réfugié à Versailles, soutenu dans ses projets de répression par l’ennemi héréditaire : l’Allemagne ! En effet, désireux de conclure la paix au plus vite – et de percevoir l’énorme indemnité de guerre due par la France – Bismarck facilite l’entreprise répressive de Thiers, en libérant 60 000 prisonniers Français qui vont rejoindre l’armée versaillaise, donnant ainsi à Thiers les moyens de massacrer les Communards (Semaine Sanglante de mai 1871).

Comme on pouvait s’y attendre, selon les scènes, Brecht donne la parole aussi bien à des personnages fictifs du peuple, représentant chacun des métiers, des situations sociales, des problématiques différentes (y compris amoureuses), qu’aux personnages réels de la Commune : Eugène Varlin, Adolphe Blanqui, Charles Delescluze, Gustave Cluseret, Édouard Vaillant, Raoul Rigault, etc. De temps à autre, Brecht se permet quelques petits écarts de date ou de lieu par rapport à la réalité historique, mais le théâtre gagne en général à ces légers accrocs.

Les grands problèmes authentiques auxquels les Communards se sont affrontés sont évoqués : conserver les canons que Thiers veut leur enlever, persuader les soldats versaillais de fraterniser avec eux (ça marche parfois, surtout s’il y a des liens affectifs entre les deux partis) ; obtenir un vrai moratoire des loyers ; trouver de la nourriture dans un Paris assiégé ; trouver de l’argent pour payer les fonctionnaires du nouveau gouvernement Communard (on va le chercher à la Banque de France) ; proclamer la liberté complète d’expression, tout en supprimant une foule de journaux anti-Communards ; faire passer le mot d’ordre internationaliste « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » auprès des soldats allemands tout en levant son verre à la gloire d’autres Allemands, les Internationalistes August Bebel et Wilhelm Liebknecht (le père de Karl). (Scène 6, in fine). On trouvera dans la scène 7a le programme du gouvernement Communard, assez parents de celui des sans-culottes et de la Constitution de 1793.

La propagande brechtienne pro-Communards n’avait qu’à se servir dans les faits authentiques pour démontrer la collusion entre tous les partisans de l’Ordre cités ci-dessus, et qui veulent tous la peau des Communards. Même les paysans, pourtant pauvres, refusent toute idée collectiviste, sont anti-socialistes et anti-Communards, et Thiers a bien pris soin de placer essentiellement des paysans dans l’armée de répression, afin d’éviter toute fraternisation avec les petits artisans, ouvriers et boutiquiers qui constituent l’essentiel des troupes communardes, réunies pour l’essentiel dans la Garde Nationale, mise sur pied pour résister aux Allemands.

Des sans-culottes de 1792-1793 (sensiblement la même population urbaine que les Communards) à nos jours, en passant par les Révolutions de 1848, la fondation des diverses Internationales, et mai 1968, on retrouve dans cette pièce les mêmes contradictions qui paralysent le peuple de gauche dans les moments forts où il faut prendre parti : anarchistes contre jacobins, socialistes étatiques contre communistes radicaux, marxistes contre proudhoniens, pacifistes refusant jusqu’au bout tout combat contre les Versaillais, contre va-t-en-guerre comprenant que le temps travaille contre les Communards. Et, comme en toutes les circonstances citées, la verbocratie, la logorrhée des débats théoriques, pratiques, mais rendues indispensables par la vocation démocratique du mouvement, fait perdre un temps fou, et révèle les fractures internes à un mouvement qui se voudrait unanimiste, mais qui doit renoncer à l’être.

Brecht est assez lourd dans les caricatures qu’il fait des anti-Communards : on commence par un monsieur « corpulent », odieusement méprisant envers le petit peuple ; puis c’est Thiers qui prend un bon bain en parlant du massacre nécessaire des Communards ; scène 6, une mini- « pièce dans la pièce » montre deux Communards jouant les rôles de Thiers et Bismarck afin de mieux montrer leur criminelle complicité. Scène 10, le dialogue complice entre Bismarck et Jules Favre, préparant comme deux vieux copains le massacre des Communards. Par contraste, Brecht, vers la fin, souligne par des notations printanières (Semaine Sanglante en mai 1871) le fait que l’affrontement final va se dérouler pendant « le temps des cerises ».

Malgré la gravité de l’action, Brecht parvient à insérer dans les scènes des chansons et des poèmes au ton populaire et insurrectionnel, le plus souvent bien à leur place.

Tragédie au scénario pré-écrit par l’Histoire, cette pièce prend d’emblée des couleurs classiques, tellement son sujet et son organisation s’accordaient avec les projets didactiques et idéologiques de Brecht.
khorsabad
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le 31 janv. 2015

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