Cette agréable comédie antimilitariste n’est pas de Brecht, à l’origine. «The recruiting officer » est signé par George Farquhar, un auteur irlandais du début du XVIIIe siècle, mort de misère fort jeune. On y retrouve le ton alerte, l’ironie mordante, le sens de la caricature des bonnes comédies de ce grand siècle théâtral britannique.


L’idée, c’est de mettre en pièces le prestige de l’armée en prenant pour fil conducteur l’insuccès d’un sergent recruteur dans une localité du centre-ouest de l’Angleterre, Shrewsbury, sur la Severn, près de la frontière avec le Pays de Galles. Usant de toutes les ruses, y compris de grotesques clowneries, plaçant partout un baratin stéréotypé (« Je suppose que vous connaissez la Severn, mais connaissez-vous le Mississippi ? ») ou extravagant pour vanter les beautés de la vie militaire, le sergent Kite ne parvient qu’à recruter un nombre minable de pauvres diables, ce qui lui vaut de chaudes mises au point avec ses supérieurs.
Pour quelle guerre, au fait ? Le pauvre Farquhar étant mort en 1706, il ne pouvait guère être en mesure d’évoquer celle dont il est question dans cette pièce : tout simplement la Guerre d’Indépendance des Etats-Unis, où sont évoqués Washington, Franklin, Jefferson, la « victoire à la Pyrrhus » anglaise de Bunker Hill (1775), et, bien entendu, la prise de Boston par les Insurgents et la « Tea Party » (1773) (au passage, on comprend pourquoi les États-Unis sont des obsédés du libre-échange : ce principe a justifié leur Guerre d’Indépendance pour ne plus être asservis à la seule exploitation coloniale du Royaume-Uni) . Cette adaptation de la pièce par Brecht est certes destinée à donner un relief médiatique plus grand à l’intrigue (la Guerre d’Indépendance des Etats-Unis étant l’une des guerres les plus connues qu’ait soutenues l’Angleterre), mais aussi à opposer les sordides calculs économiques et financiers des Anglais, qui voulaient exploiter à fond leurs colonies américaines, avec le désir de liberté du bon peuple des Etats-Unis en gestation.
L’essentiel de la pièce décrit les aventures amoureuses des divers militaires présents avec les filles du coin, en présentant une gamme variée de situations : filles qui exploitent commercialement leurs charmes (parfois sous la férule d’un proxénète), filles réellement amoureuses ; stratégies foireuses des hommes pour s’assurer des complaisances d’une fille ; numéro de frime et de vanité de soldats fanfarons pour éblouir les filles ; petites histoires d’argent entre ces messieurs et ces dames...
Rien que les noms de certains personnages rejoignent les allégories outrancières de la caricature britannique des XVIIIe et XIXe siècles : le capitaine Plume (qui ne fait pas le poids dans les affaires amoureuses), Madame Prude, le juge Balance, et Victoria, fille du juge, dont le prénom, théoriquement connoté militaire, est attribué au personnage qui se débrouille le mieux dans la pièce pour faire triompher l’amour sur la guerre.
Bien qu’il soit question de guerre et d’armée, le ton est comique, léger, et il s’agit d’une très bonne comédie à rebondissement, avec des procédés obligés : le choix « cornélien » (pas pour tout le monde) entre partir faire la guerre en Amérique et vivre un amour tendre et pacifique en Angleterre ; l’usage du travestissement en garçon d’une jeune fille qui peut ainsi mieux espionner les réactions authentiques de son bien-aimé ; des chansons et des couplets populaires, sur divers tons amoureux ou caricaturaux, agrémentent le déroulement de l’action.
Tout au long de la pièce, l’armée est mise à mal : impostures et mystifications pour recruter du monde (quand ce n’est pas du chantage ou de l’escroquerie) ; nécessité de recruter des individus les plus bêtes possibles : surtout, qu’ils ne sachent ni lire ni écrire ! (scène 1) ; les militaires sont réputés « faire de l’argent avec tout ce qui leur tombe sous la main », déboisent de superbes forêts pour ramasser des fortunes en vendant du bois (scène 2) ; il faut voir (scène 2) comment le juge Balance est scandalisé par les principes des Droits de l’Homme énoncés dans la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis ! Face aux militaires, le petit peuple ne rêve que de paix et d’amour, tout en se demandant comment subsister le lendemain. Et il trouve bizarre qu’on lui demande d’aller se battre contre de gens chez qui « il n’y pas de lords ni de roi » (scène 8).
La dernière scène constitue une culmination de la dérision et finit en grosse farce populaire : tous les moyens sont bons, aux yeux des autorités, pour recruter les voyous, les chômeurs, les criminels, faute de gens bien.
L’adaptation caustique de Brecht a renforcé la vigueur satirique de cette comédie, qui a la vertu de démonter les complaisances du pouvoir avec ses propres principes pourtant hautement proclamés.
khorsabad
8
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le 29 avr. 2015

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