Brecht sur les traces de Marlowe
On est tout ravi, après les difficultés de lecture de « Baal », de « Tambours dans la Nuit », et surtout de « Dans la Jungle des Villes », de tomber enfin sur une pièce de Brecht où les dialogues s’enchaînent logiquement, se révèlent d’une belle tenue langagière, et nous raconte enfin une histoire captivante, sinon amusante.
On n’est pas sûr pour autant que Brecht abandonne toute vocation en direction de l’hermétisme poétique qu’il semble affectionner. En effet, Brecht est loin d’être le seul auteur de cette pièce, écrite en collaboration avec Lion Feuchtwanger, et surtout directement inspirée d’une pièce de Christopher Marlowe. La lisibilité du dramaturge élisabéthain a évidemment directement influencé l’écriture de Brecht.
Edouard II a vraiment existé, il a vraiment fait scandale en prenant pour amant un gentilhomme français, Gaveston. Les pairs du royaume se sont vraiment révoltés contre Edouard, qui s’est montré incapable de gouverner l’Angleterre. Seule la mort d’Edouard II, telle que rapportée ici, diffère sensiblement de la tradition, tout aussi dramatique.
Le thème de l’homosexualité semble séduire Brecht : c’est la troisième pièce (sur quatre) qui met en scène une relation homosexuelle entre deux hommes. Le langage, assez soutenu, n’est toutefois pas aussi riche en métaphores et en surprises que celui de Shakespeare. Car, à ce qu’il semble, le gauchisme de Brecht a pour but de démystifier la vocation providentielle des rois d’Angleterre, telle qu’on peut la déceler dans les pièces historiques du grand Will. Brecht nous fait le portrait d’un Edouard II asservi de manière animale à sa passion envers Gaveston, et sacrifiant carrément l’intérêt la paix de l’Angleterre à cette relation.
La pièce relate les hauts et les bas de la lutte des pairs contre Edouard II, qui refuse jusqu’au bout d’abdiquer, ce qui permettrait au « Lord Protecteur » Mortimer de mettre sur le trône Edouard III, fils du héros de la pièce. Edouard II apparaît borné, désabusé, quasiment suicidaire, et le nihilisme brechtien transparaît dans la fascination d’Edouard II pour la mort, la dégradation, le consentement aux pires vilenies.
Malgré cette entreprise de mise en pièces de l’image royale (mais la réalité historique du personnage d’Edouard II n’était déjà pas reluisante), l’écriture soignée de la pièce et son découpage en tableaux chronologiquement ordonnés séduit. Et repose des ambitions pédagogico-idéologiques de Brecht.