Tuer pour que vive la Révolution !
Toute une époque dans cette pièce (1930) : l’arrogance impérialiste du Komintern envoyant quatre agents russes à Moukden (Chine) pour y fomenter des révoltes ouvrières et propager le communisme ; le formatage de ces pieux agents révolutionnaires, gavés des « classiques » (traduisez : les œuvres, discours et mots d’ordre de Lénine ; plus d’une fois, dans la pièce, la Parole léninienne est traitée par « les quatre agitateurs » comme les chrétiens s’emparent de l’ Evangile, et les musulmans du Coran ; au tableau 6, on appréciera l’hymne au Parti, de caractère très religieux : le Parti dispose seul du Sens suprême, est infaillible, omniscient, etc.) ; la robotisation cynique et déshumanisante de ces prédicateurs...
Les « quatre agitateurs » nous renvoient aux bonnes vieilles années lénino-staliniennes de l’ « agit-prop », où des militants communistes s’infiltraient avec un maximum de discrétion dans tous les conflits sociaux qui éclataient dans les pays qu’ils souhaitaient gagner à leur cause. La distribution de tracts était, à l’époque, le principal moyen de propagande. Le thème central de la pièce est : peut-on éliminer physiquement un militant qui, certes, est de votre bord, mais qui est trop sentimental, et contrevient aux consignes froides et machiavéliques du Parti pour aller aider les prolétaires en pleine détresse (tableau 8 : « Ce n’est pas vous qui l’avez condamné, mais la réalité ») ?
Ce qui frappe également dans les dialogues, c’est l’importance accordée au bourrage de crâne doctrinal ; par un de ces glissements sémantiques dont tous les régimes totalitaires sont familiers, la « propagande » devient un combat contre « l’ignorance », moyen de développer la « conscience de classe » chez les opprimés (traduisez : donner l’autonomie idéologique et militante à un pauvre bougre qui a digéré le discours communiste), « et, à ceux qui ont cette conscience, l’expérience de la révolution ». La boucle est bouclée ; les métastases cancéreuses ne procèdent pas autrement.
La cible de cette propagande, ce sont des « coolies » halant des bateaux pleins de riz jusqu’à Moukden, surexploités financièrement et physiquement. « Le jeune camarade », trop émotif, cherche toujours des moyens pratiques et immédiats de limiter les souffrances de ces esclaves du capitalisme, alors que « les quatre agitateurs » cherchent au contraire à exaspérer la souffrance des coolies afin de fomenter une révolution.
1930, c’est l’époque où Brecht rejoint clairement le marxisme. D’où l’ambiguïté remarquable de cette pièce : en rendant plus ou moins sympathique le « jeune camarade », empreint de compassion et de bons sentiments qui le poussent à ne pas respecter les consignes froides et calculatrices du Parti, Brecht pourrait nous faire croire qu’il critique les méthodes totalitaires et la langue de bois lénino-stalinienne qui règne dans le Parti. Le problème, c’est que les « quatre agitateurs » reçoivent l’approbation finale du Parti pour leur comportement, et que, dans le détail des objectifs politiques et des tactiques sur le terrain, ils ont raison. Brecht n’en est pas alors à sa première pièce où les torts (et les raisons) sont partagés entre les personnages principaux.
Pièce « épique » très brechtienne, dans la mesure où l’identification du spectateur aux personnages est constamment tenue en respect par le procédé du « théâtre dans le théâtre » : « les quatre agitateurs » ne cessent de jouer des saynètes reconstituant leurs diverses manigances, afin d’effectuer un rapport politique au « chœur de contrôle » (c’est son nom...), derrière lequel on devine aisément le Komintern.
Si « les quatre agitateurs » sont approuvés, alors toutes les purges staliniennes à venir le seront également. Le communisme est certes inhumain dans cette pièce. Et Brecht devient précisément communiste à ce moment-là...